Oraison du Prince consort
Le monde entier vient de perdre son Prince Consort. Je dis : le monde, car il s'agit d'une ribambelle de nations, toutes endeuillées, avec l'exception possible de la Russie et de la Chine. Ni Monsieur Poutine, ni le camarade Xi Jingpin ne se sont exprimés à ce propos. Ils sont isolés... C'est tout ce qu'ils méritent.
Il me semble que les féministes du monde entier seront attristées. Voici enfin un homme (et un militaire, de surcroît) qui a eu de bon goût de marcher toujours trois pas derrière son épouse et de la laisser aux commandes d'une nation. Il faut dire que les commandes avaient été prudemment débranchées par le Parlement britannique il y a plusieurs siècles, mais c'est le geste qui compte et ce geste, le monde entier l'avait remarqué.
Vous me direz: mais en quoi ceci concerne-t-il le monde entier? Je me suis également posé cette même question, et j'ai un début de réponse, car les médias (qui s'étaient tus jusqu'à présent à son propos) lui découvrent à présent toutes sortes de qualités singulières et insoupçonnées qui fournissent l'explication.
Premièrement, il était érudit. Voilà une qualité (c'est l'évidence) dont un Prince ne doit surtout pas faire étalage de son vivant, car ce serait d'un mauvais goût presque bourgeois. Il a donc bien fait de n'en rien laisser soupçonner. Vous me demandez la preuve de cette érudition ? Eh bien, pour commencer, il était trilingue, ce qui n'est pas mal. Les journalistes ont pénétré jusqu'à sa bibliothèque. Ils y ont trouvé Bonjour Tristesse, non pas en traduction, mais en français, et tout le monde sait (ou devrait savoir) que, depuis son enfance à Saint Cloud, le Prince s'exprimait parfaitement dans la langue de Molière. Quant à l'érudition, la bibliothèque de feue Son Altesse Royale comptait environ treize mille volumes, sur une infinité de sujets (Sciences, Philosophie, Morale, Politique, etc.) Vous direz qu'il est difficile, même dans une vie aussi longue que la sienne, de lire treize mille volumes tout en étant attentif aux huit cent charités dont il s'occupait. Mais je pense qu'il s'agit aussi d'esthétique. Quelques images de cette fameuse bibliothèque révèlent que les reliures, toutes en cuir et dorées sur tranche, avaient un aspect merveilleusement princier. Un beau décor.
Ensuite, il fut militaire. C'est sans doute le meilleur de son histoire, car il a même commandé un navire de guerre. J'ai cherché dans quelle bataille et je le cherche encore, mais la discrétion du Prince est telle qu'on a du mal a percer le mystère. Il l'a dit lui-même : je n'ai commandé que pour un an, car le roi Georges VI est mort brusquement, ce qui a mis fin à ma carrière navale. Mais tous les témoins (y compris ceux qui ont servi sous ses ordres) sont d'accord qu'il aurait pu devenir amiral, car il était doué. Il aurait même pu devenir First Lord of the Sea (titre réservé au meilleur de tous les amiraux de Sa Majesté) mais voilà: le sort en a décidé autrement.
Troisième mérite: il a dû sacrifier à la nation sa propre religion pour devenir Prince Consort. Ici, j'ai eu du mal à retracer les événements. C'est une histoire qui a des relents d'Henri IV chez nous. Londres vaut-il une messe? Mais il est vrai que le parlement britannique traite la question des messes avec beaucoup de circonspection. Pour être précis, le Prince n'est devenu ni catholique romain, ni franchement protestant mais anglo-catholique. C'est un peu spécial. La reine étant cheffe (comme on dit aujourd'hui) de cette étrange secte dont Josef de Maistre doutait qu'il s'agisse vraiment d'une religion, on peut se demander aussi si l'événement était sacrificiel. C'était plutôt (comme toujours) pour marcher spirituellement à trois pas derrière son épouse. Voilà une preuve de cohérence. Vous me demanderez: mais quelle était donc sa religion au départ? Ce n'est pas parfaitement clair, car sa famille venait du Danemark, en principe protestant. Entretemps, ils avaient occupé un moment le trône de Grèce, en principe orthodoxe. Sa maman fut saisie de mysticisme othodoxe, un peu comme la Tzarine de toutes les Russies avec son Rasboutine, mais nul ne sait exactement où en était le jeune prince. Enfin, il faut faire des compromis avec Dieu pour mériter un trône. Ce n'est peut-être pas le sacrifice qui lui a le plus coûté.
Quatrième mérite: il a été réfugié, voire même SDF. Perdre le trône de Grèce fut une sorte de bénédiction qui le transforma en réfugié politique. Or, de notre temps, l'honnêteté passe forcément par là. Le chevalier de Méré, ami de Blaise Pascal, qui inventa l'honnête homme au Grand Siècle et en donna la définition, serait de notre avis. Le Prince Consort, qui ne lisait pas ses livres mais savait d'instinct ce qu'il fallait dire et penser, qui partit à la guerre commander un navire mais en revint sans en avoir coulé d'autres, qui se conforma avec modération à la religion officielle de son peuple et suivit toujours à trois pas derrière son épouse, eut en plus le mérite de débarquer sans feu ni lieu dans son pays d'adoption. Voilà, de notre temps, le meilleur de l'honnête homme. Convenez en : il l'incarna parfaitement. Aujourd'hui, pour être moralement irréprochable, il est bon de commencer par être réfugié, comme font les romanichels. Cela, quoique prince, il l'avait parfaitement assimilé.
Voyez: il serait difficile de trouver la moindre chose à lui reprocher.. Dernier atout: il eut une enfance malheureuse, avec de grandes soeurs qui ont mal tourné (n'en parlons même pas). Pourtant, il sut retomber sur ses pieds. En résumé, on ne peut mieux faire dans le sens de l'honnêteté parfaite...
Voici encore un détail qui pourrait vous amuser...
Certains se sont demandés ce que pouvait bien faire 'Bonjour Tristesse' dans cette fameuse bibliothèque, à côté de tant de traités de philosophie, etc.. Chez un lecteur lambda, on en conclurait (un peu vite) que notre prince était secrètement 'fan' de Françoise Sagan. Mais la présence d'un livre, dans la collection d'une Altesse Royale, peut avoir une signification bien différente.
Je crois d'ailleurs la connaître.
Prince Consort n'est pas une activité très répandue dans le monde, mais il y en avait deux au même moment. Nos contemporains ne se sont pas beaucoup émus à la disparition du Prince Consort Henrik de Danemark. Pourtant, le Prince Henrik, poète français à ses heures, était un authentique homme de lettres. Il aurait beaucoup plus à Jules Laforgue, en tant que successeur de Hamlet par le titre ainsi que par son poème sur Les jardins d'Elseneur.
En plus de ses poésies (chez Lindhardt og Righof, plusieurs éditions bilingues), il a publié, conjointement avec son épouse, Sa Majesté la Reine Margrethe II, une traduction en danois de Tous les hommes sont mortels de Simone de Beauvoir. Il faut savoir qu'avant de monter sur le trône, la jeune princesse avait fait ses 'humanités' à Paris et s'était beaucoup intéressée à la littérature 'avant-garde' de l'époque.
La lectrice de Françoise Sagan, parmi les Altesses, c'est elle. Et, comme vous le savez, la famille du Duc d'Edimbourg n'est qu'un rameau de celle du Danemark.
C'était donc un petit cadeau de famille qui a surpris les journaliste, non pas un livre de chevet du Prince.
Vous vous demanderez comment je sais ces choses. Je n'ai jamais rencontré le duc d'Edimbourg mais, par contre, le prince Henrik, je le connaissais : il était un de mes lecteurs (que je regrette infiniment) et me gratifiait parfois du nom 'Milord' Chaunes. Dans son esprit, il s'agissait évidemment du prénom, tiré de la chanson d'Edith Piaf. Les Princes Consorts n'eurent jamais le privilège d'anoblir leur entourage...
Petit dessous de cartes. Il me reste de lui ses poèmes dédicacés et de beaux souvenirs de Copenhague.
CHAUNES
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