Gustav Mahler, les Rückert-Lieder
Chronique 5
Les Rückert-Lieder de Gustav Mahler
ou par-delà la souffrance
L'écoute des 5 Rückert-Lieder de Mahler procure à l’auditeur une plénitude, une sérénité, un apaisement intérieur que peu d’œuvres dispensent.Tout comme certaines des dernières œuvres de Beethoven, ces lieder s’élèvent au-dessus des tumultes de la vie, dans un éther que plus rien ne viendra perturber et où l’homme se meut dans l’harmonie de l’ordre du monde après avoir expérimenté tourments, souffrances et désillusions.
Si l’on examine la biographie de Mahler, l’aspiration du compositeur vers ce « paradis » paisible et solitaire prend un sens tout particulier en cette année 1905, date d’achèvement des Rückert-Lieder, au regard des évènements douloureux qui vont suivre deux ans plus tard : révélation de sa maladie de cœur qui va amener Mahler à démissionner de son poste de directeur de l’Opéra de Vienne, perte de sa fille ainée à l’âge de cinq ans emportée par la scarlatine et par la suite problèmes conjugaux avec Alma, son épouse, qui le quittera en 1910.
C’est donc une sorte de « calme avant la tempête » que représentent ces lieder apaisés, succédant d’ailleurs aux fameux « Kindertotenlieder » (chants pour des enfants morts), composés quelques années auparavant, sur des poèmes du même Rückert. Ironie du sort, le poète eut le chagrin de perdre deux de ses enfants dans des circonstances analogues. La transcription musicale qu’en fit Mahler est à la fois géniale et d’une certaine manière prémonitoire. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces lieder qui, plus que les Rückert-Lieder, ont contribué à la grande popularité du compositeur.
Un mot préalable sur Friedrich Rückert. Bien que né au XVIIIe siècle, Rückert est un homme du XIXe siècle : lorsqu’il débute sa carrière littéraire, l’Allemagne est en guerre contre Napoléon et une grande partie de ses écrits se coulent dans le courant romantique et orientaliste de l’époque. Sa renommée outre-Rhin est significative, à la fois comme poète, enseignant, mais également comme historien et comme traducteur de textes orientaux (arabes, indous, dont « Die Weisheit des Brahmanen [La sagesse du brahmane] » Sa poésie fut mise en musique par de nombreux compositeurs outre Mahler (Schubert, Schumann, Hugo Wolf, Berg, entre autres…)
Les lieder retenus par Mahler sont au nombre de cinq :
1/ Blicke mir nicht in die Lieder
2/ Ich atmet' einen linden Duft
3/ Um Mitternacht
4/ Liebst du um Schönheit
5/ Ich bin der Welt abhanden gekommen
Examinons ce que chaque poème recouvre comme idée conductrice et comment la musique parvient à créer le climat approprié. Les textes complets en allemand avec leur traduction se retrouvent en fin de chronique.
1/ Blicke mir nicht in die Lieder : littéralement « ne regarde pas mes chants», ce qui bien entendu ne veut rien dire. Le poète joue ici avec les mots « lieder » (chant) et « lider » (paupières), ce qui donne « ne regarde pas mes paupières», en utilisant l’orthographe archaïque du mot « lider » La personne qui chante s’adresse manifestement à un intime, le bien aimé, dont on imagine qu’il est en train de la fixer dans les yeux. Ce regard perçant la perturbe, elle parle même de « trahison » et évoque le monde des abeilles qui travaillent dans l’ombre afin que le fruit de leurs activités, les rayons de miel, puissent finalement apparaître à la vue de tous.
Le ton alerte et badin est introduit par les bois espiègles, un peu criards, sur un doux balancement des cordes. Puis voix et instruments cheminent gaiement, se répondent, et l’on se dit que si « trahison » il y a, elle est bien peu lourde de conséquence ! Rien ne semble vouloir venir perturber ces quelques minutes de pur bonheur sonore.
2/ Ich atmet' einen linden Duft. (Je respirais une douce odeur de tilleul)
Une branche de tilleul a été déposée dans la chambre de la bien aimée qui s’enivre de ce doux parfum et imagine la main amoureuse qui eut cette délicate attention. Musicalement, c’est ici une berceuse dont la douceur suave est renforcée par le célesta et la flûte. Une mélodie simple et calme s’élève accompagnée en sourdine par les cordes et renforcée de temps à autre par la flûte et le cor.
3/ Um Mitternacht. (A minuit)
C’est la partie la plus sombre de l’œuvre. Le texte décrit la triste méditation nocturne d’un être se confiant aux étoiles et déplorant son incapacité à comprendre le monde dans lequel il vit, à en saisir la souffrance.
Cette impression de vide glacial qui atteint l’auditeur dès les premières mesures est créé par l’utilisation que fait Mahler d’instruments aux sonorités extrêmes : clarinette, piccolo et tuba. Une mélopée plaintive s’élève, exclusivement accompagnée par les bois et les cuivres, notamment le hautbois d’amour, instrument cher à J.S. Bach. Une petite cellule de trois notes ré/si/ré (noire pointée/croche/blanche) revient inlassablement renforcer le climat de désolation. Dans la dernière partie, le chant enfle et trouve son apogée sur les mots « Hab' ich die Macht in deine Hand gegeben ! Herr über Tod und Leben » (j'ai remis ma force dans tes mains, Seigneur de vie et de mort) et ce magnifique lied se termine dans l’extase de l’espoir.
4/ Liebst du um Schönheit (si tu m’aimes pour la beauté)
Voici le bien aimé prévenu ! « Si tu m’aimes pour la beauté », puis dans une seconde strophe « pour la jeunesse », et finalement dans une troisième « pour les trésors, alors ne m’aime pas ! » La quatrième strophe vient heureusement éclaircir ces restrictions : « Par contre si tu m’aimes pour l’amour, alors aime-moi ! Je t’aimerai toujours ! »
Les cordes et la harpe (ce dernier instrument très présent on le sait dans l’orchestration mahlérienne) accompagnent le lied aux allures d’air d’opéra. On remarquera ici une touche chromatique proche de l’esthétique wagnérienne. L’air culmine à la dernière strophe sur les mots « O ja, mich liebe ! » (O oui, aime-moi !) sur un arpège ascendant de la harpe. Un plaisir sonore absolu !
5/ Ich bin der Welt abhanden gekommen. « Je suis devenu un étranger au monde »
Le poète est parvenu à l’ultime rupture avec le monde : « Je suis mort au tumulte du monde et repose dans mon tranquille domaine. Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour, dans mon chant »
Dans ce dernier lied, tout n’est plus que méditation, émotion transcendantale, apaisement de la conscience enfin libérée.
Le cor anglais entonne une mélodie ample, délicatement ponctuée par la harpe et sur cet écrin la voix s’élève, avec une majestueuse douceur. Le doux balancement du chant et de l’orchestre pianissimo pénètre peu à peu l’auditeur et lui fait intégrer cette sérénité bienfaitrice. La dernière strophe, quasi murmurée, est un sommet d’émotions, lorsque la voix se pose lentement sur les mots « In meinem Lieben, in meinem Lied » (dans mon amour, dans mon chant), pour s’évanouir peu à peu dans l’espace transcendantal.
L’expérience auditive des Rückert-Lieder reste unique. L’adéquation texte/musique est remarquable. Même si d’autres lieder du compositeur ont un impact plus immédiat sur le public, comme les « Kindertotenlieder » ou les « Knaben Wunderhorn », les Rückert sont ceux que nous garderons dans notre cœur lorsque nous-mêmes réussirons à dépasser le tumulte de ce monde…
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