Le vase brisé
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute ;
N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit ;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.
René-François SULLY PRUDHOMME
(1839-1907)
Suivant Petrarque
Vous sortiez de l'église et, d'un geste pieux,
Vos nobles mains faisaient l'aumône au populaire,
Et sous le porche obscur votre beauté si claire
Aux pauvres éblouis montrait tout l'or des cieux.
Et je vous saluai d'un salut gracieux,
Très humble, comme il sied à qui ne veut déplaire,
Quand, tirant votre mante et d'un air de colère
Vous détournant de moi, vous couvrîtes vos yeux.
Mais Amour qui commande au coeur le plus rebelle
Ne voulut pas souffrir que, moins tendre que belle,
La source de pitié me refusât merci ;
Et vous fûtes si lente à ramener le voile,
Que vos cils ombrageux palpitèrent ainsi
Qu'un noir feuillage où filtre un long rayon d'étoile.
José-Marie DE HEREDIA
(1842-1905)
L'amour en fraude
J'ai vu passer, l'autre matin,
Un jeune Dieu dans la prairie ;
Sous un costume de féerie
Il sautillait comme un lutin.
Tout perlé d'or et d'émeraude,
Sans arc, sans flèche et sans carquois,
En chantonnant des vers narquois,
Il s'en allait comme en maraude.
Il redonnait, à chaque bond,
L'onde aux ruisseaux, des fleurs aux rives,
Des alouettes et des grives
Au saule creux et moribond.
Le fol Archer buveur de larmes,
Pour une fois pris en défaut,
À travers champs riait tout haut
De n'être plus qu'un fou sans armes !
Et singeant l'air d'un franc routier,
Fier de trahir son roi morose,
Il arborait un drapeau rose
Pour délivrer le monde entier !
Léon DIERX
(1838-1912)
Marine
L'océan sonore
Palpite sous l’oeil
De la lune en deuil
Et palpite encore,
Tandis qu’un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zigzag clair,
Et que chaque lame,
En bonds convulsifs,
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,
Et qu’au firmament,
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement.
Paul VERLAINE
(1844-1896, Poèmes saturniens)
Moisson d'amour
Les épis dans le vent bercent leur tête blonde
En vagues ondulant sous le soleil couchant
Et la brise d’été, d’un souffle nonchalant,
Met des frissons d’amour dans la moisson féconde.
Dans la plaine demain, commencera la ronde
Et l’infernal fracas des moteurs vrombissants,
Les blés mûrs, moissonnés par les monstres béants
Iront semer la Paix aux quatre coins du monde.
Oh ! Mes chers épis blonds endormis dans la plaine
Pour votre dernier soir, peut-être que la haine
S’éteindrait à jamais par votre Pain Divin ?
Tant d’hommes s’entretuent, aux confins de l’Asie
Et meurent tant d’enfants au Pays de la faim
Pour n’avoir pas reçu l’amour d’un pain de Vie.
Lucette MOREAU
« Chansons roses et Chansons grises »
Ed. Le Roseau, 2013
Mais surtout n’échapper jamais aux
voyages-échappatoires, être
perpétuellement le chasseur-Orion
d’une cinquième dimension.
Mais surtout donner à son enclos
des ailes, à sa prison des anachronismes,
et des fuites perpétuelles.
Mais surtout retrouver l’envers
du fil d’Ariane, remonter vers le
Minotaure, être le Minotaure,
l’homme-Dieu du Labyrinthe,
et lui voler les yeux.
Mais surtout, nier, toujours nier
ce qui est indéniable, croire
au miracle et marcher sur les eaux.
Henri HEINEMANN
(Poème extrait de « Chants d’Opale »,
Ed. Orizons, 2013).
Pain d'angoisse
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
Pascal
Terrifié par les hurlements
De douleur et de volupté
Des galaxies qui se dévorent en copulant
Dans les coins d’ombre de l’éternité
Comme le font les sentiments
Dans les bas-fonds de la pensée
Appelle angoisse ou pain
Sinon parole
Cette matière sans matière
Que le poème en toi pétrit
Ayant ou non fait une croix dessus
N’en mange que tout juste
Ce qu’il te faut pour en mourir
Ne la retourne pas sur la table des mots
Cela porte malheur
Ne la piétine pas dans le ruisseau du sang
D’autres en manquent.
Jean ROUSSELOT
(Poème extrait de « Pour ne pas oublier d’être »,
Belfond, 1990).
Egalité, Fraternité
Zig et zig et zag, la mort en cadence
Frappant une tombe avec son talon,
La mort à minuit joue un air de danse,
Zig et zig et zag, sur son violon.
Le vent d'hiver souffle, et la nuit est sombre,
Des gémissements sortent des tilleuls ;
Les squelettes blancs vont à travers l'ombre
Courant et sautant sous leurs grands linceuls,
Zig et zig et zag, chacun se trémousse,
On entend claquer les os des danseurs,
Un couple lascif s'assoit sur la mousse
Comme pour goûter d'anciennes douceurs.
Zig et zig et zag, la mort continue
De racler sans fin son aigre instrument.
Un voile est tombé ! La danseuse est nue !
Son danseur la serre amoureusement.
La dame est, dit-on, marquise ou baronne.
Et le vert galant un pauvre charron – Horreur !
Et voilà qu'elle s'abandonne
Comme si le rustre était un baron !
Zig et zig et zig, quelle sarabande!
Quels cercles de morts se donnant la main !
Zig et zig et zag, on voit dans la bande
Le roi gambader auprès du vilain!
Mais psit ! tout à coup on quitte la ronde,
On se pousse, on fuit, le coq a chanté
Oh ! La belle nuit pour le pauvre monde !
Et vive la mort et l'égalité !
Henri Cazalis (alias Jean Lahor)
Poème tiré des Heures Sombres,
4ème partie de son recueil L'Illusion (1875)
Une allée du Luxembourg
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.
C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !
Mais non, - ma jeunesse est finie ...
Adieu, doux rayon qui m'as lui, -
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, - il a fui !
Gérard de NERVAL
(1808-1855)
Association I Mentions & Crédits I Newsletter I Evénement
La Ronde Poétique - 14 rue de Verdun - F-92500 Rueil-Malmaison