Ernest Chausson
Chronique 1
Pourquoi Chausson ?
Alors que bon nombre de compositeurs français du XIXe siècle peinent aujourd'hui à trouver leur place à la fois dans les salles de concert de l'hexagone et dans l'estime du public, Ernest Chausson semble y avoir ses entrées privilégiées depuis longtemps aux côtés des « grands » : Berlioz, Bizet, Debussy, Ravel, Fauré…
Quel que soit l’œuvre choisie, écouter Chausson, c’est la certitude qu’inspiration et raffinement seront au rendez-vous.
Son esthétique musicale est un subtil mélange d’apports personnels et de trois esthétiques contemporaines : celle de Massenet, puis de Franck, mais également de Wagner. Il fut à l’école des deux premiers, dont il retiendra, de Massenet, le raffinement et la suavité, de Franck, la spiritualité et la profondeur de pensée. Toutefois sa pâte sonore, plus aérée que celle de Franck, est souvent teintée de touches impressionnistes.
En outre, comme la plupart de ses concitoyens musiciens, il gravira la colline de Bayreuth. Le chromatisme, le lyrisme intense et l’ampleur sonore wagnériens se retrouveront également dans certaines de ses œuvres.
Musicien hors pair ayant pu s’épanouir sans soucis matériel, perfectionniste, homme de grande culture, amateur de littérature, collectionneur de toiles, proche de Debussy, secrétaire de la SNM (Société nationale de musique), dont le but était de promouvoir et faire connaître la musique française et les jeunes compositeurs de l’époque, heureux en ménage, aimant recevoir dans son salon parisien les artistes de son temps, une vie tournée vers l’harmonie et le beau sous toutes ses formes, tels sont les points saillants de l’homme, décédé accidentellement à 44 ans.
Parmi les œuvres de Chausson, deux retiennent notre attention :
-Poème de l’amour et de la mer
-Poème pour violon et orchestre
« Poème » dans le premier titre, « poème » dans le second ! Du pain béni pour nous à la Ronde poétique ! Encore faut-il essayer de voir ce que recoupe dans chacun des cas ce terme.
- Le Poème de l’amour et de la mer eut une longue gestation, de 1882 à 1890. C’est un diptyque mélodique séparé par un interlude orchestral.
Au XIXe siècle, la mélodie française s’épanouit tardivement alors que son équivalent allemand, le lied, existe depuis fort longtemps et a déjà atteint son apogée. Il s’agit en général d’une œuvre de salon, de courte durée, comprenant une ligne mélodique sur un texte poétique avec accompagnement de piano. La plupart des compositeurs français s’engouffreront dans ce genre musical avec pour certains des réussites incontestables : Berlioz, Bizet, Gounod, Massenet, Saint-Saëns, Fauré, Duparc, Chabrier, Lalo, Debussy …Chausson également (Le papillon, La dernière feuille, Sérénade italienne….)
Mais avec le « Poème de l’amour et de la mer », le compositeur dépasse et transcende le genre, déjà par les moyens employés, l’orchestre, mais aussi par la longueur : l’œuvre dure environ 30 minutes. « La Chanson perpétuelle », l’une de ses dernières œuvres, sera également écrite pour chant et orchestre.
Le texte choisi ici est un poème de Maurice Bouchor
La Fleur des eaux
L'air est plein d'une odeur exquise de lilas,
Qui, fleurissant du haut des murs jusques en bas,
Embaument les cheveux des femmes.
La mer au grand soleil va toute s'embraser,
Et sur le sable fin qu'elles viennent baiser
Roulent d'éblouissantes lames.
O ciel qui de ses yeux dois porter la couleur,
Brise qui va chanter dans les lilas en fleur
Pour en sortir tout embaumée,
Ruisseaux, qui mouillerez sa robe,
O verts sentiers,
Vous qui tressaillirez sous ses chers petits pieds,
Faites-moi voir ma bien-aimée!
Et mon cœur s'est levé par ce matin d'été;
Car une belle enfant était sur le rivage,
Laissant errer sur moi des yeux pleins de clarté,
Et qui me souriait d'un air tendre et sauvage.
Toi que transfiguraient la Jeunesse et l'Amour,
Tu m'apparus alors comme l'âme des choses;
Mon cœur vola vers toi, tu le pris sans retour,
Et du ciel entr'ouvert pleuvaient sur nous des roses.
Quel son lamentable et sauvage
Va sonner l'heure de l'adieu!
La mer roule sur le rivage,
Moqueuse, et se souciant peu
Que ce soit l'heure de l'adieu.
Des oiseaux passent, l'aile ouverte,
Sur l'abîme presque joyeux;
Au grand soleil la mer est verte,
Et je saigne, silencieux,
En regardant briller les cieux.
Je saigne en regardant ma vie
Qui va s'éloigner sur les flots;
Mon âme unique m'est ravie
Et la sombre clameur des flots
Couvre le bruit de mes sanglots.
Qui sait si cette mer cruelle
La ramènera vers mon cœur?
Mes regards sont fixés sur elle;
La mer chante, et le vent moqueur
Raille l'angoisse de mon cœur.
La mort de l'amour
Bientôt l'île bleue et joyeuse
Parmi les rocs m'apparaîtra;
L'île sur l'eau silencieuse
Comme un nénuphar flottera.
À travers la mer d'améthyste
Doucement glisse le bateau,
Et je serai joyeux et triste
De tant me souvenir bientôt!
Le vent roulait les feuilles mortes;
Mes pensées
Roulaient comme des feuilles mortes,
Dans la nuit.
Jamais si doucement au ciel noir n'avaient lui
Les mille roses d'or d'où tombent les rosées!
Une danse effrayante, et les feuilles froissées,
Et qui rendaient un son métallique, valsaient,
Semblaient gémir sous les étoiles, et disaient
L'inexprimable horreur des amours trépassés.
Les grands hêtres d'argent que la lune baisait
Etaient des spectres: moi, tout mon sang se glaçait
En voyant mon aimée étrangement sourire.
Comme des fronts de morts nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux: l'oubli.
Le temps des lilas et le temps des roses
Ne reviendra plus à ce printemps-ci;
Le temps des lilas et le temps des roses
Est passé, le temps des œillets aussi.
Le vent a changé, les cieux sont moroses,
Et nous n'irons plus courir, et cueillir
Les lilas en fleur et les belles roses;
Le printemps est triste et ne peut fleurir.
Oh! Joyeux et doux printemps de l'année,
Qui vins, l'an passé, nous ensoleiller,
Notre fleur d'amour est si bien fanée,
Las! Que ton baiser ne peut l'éveiller!
Et toi, que fais-tu? Pas de fleurs écloses,
Point de gai soleil ni d'ombrages frais;
Le temps des lilas et le temps des roses
Avec notre amour est mort à jamais.
Ce texte, nous en conviendrons, n’est pas d’une grande originalité, mais fut néanmoins un tremplin ayant permis à Chausson de créer l’une des œuvres françaises les plus fortes de son époque.
Dans la première partie, « La fleur des eaux », un thème initial est énoncé aux cordes, délicat, suave, chaleureux, un de ces thèmes que n’aurait pas renié Massenet, puis la mélodie, ample, noble, ferme, prend son essor toute en ondulations, en mouvements descendants et ascendants comme en imitation des vagues et conduit à un premier épisode paroxystique avec notamment sur les mots « Faites-moi voir ma bien-aimée! " l'énoncé par l’orchestre tout entier d’une cellule, à la fois thème marin et thème de l’amour, ici triomphant, conquérant, qui se retrouvera dans les deux autres parties tel un fil conducteur mais sous d’autres couleurs. S’ensuit un épisode quelque peu « tristanesque » *, ou la voix, délicatement soutenu par l’orchestre aux sonorités chromatiques, se fait pianissimo, pour prendre à nouveau son envol sur le vers « Toi que transfiguraient la Jeunesse et l'Amour » Le thème marin réapparaît, mais cède bientôt la place à une cellule plus sombre sur le vers « Quel son lamentable et sauvage » Le climat se fait plus tourmenté, et de nouveau passe l’ombre de Tristan sur l’orchestre. C’est sur de somptueuses teintes marines que s’achève cette merveilleuse première partie.
Interlude : le thème conducteur réapparaît, triste cette fois, mélancolique, énoncé par le saxophone, récupéré par le violon solo, puis développé par l’orchestre sous de sombres couleurs, laissant présager une troisième partie douloureuse.
Troisième partie : « La mort de l’amour »
Elle commence joyeuse, par un thème clair, exubérant, bondissant, depuis « Bientôt l'île bleue et joyeuse » jusqu’à « De tant me souvenir bientôt », aboutit à un fortissimo, puis glisse peu à peu vers des sonorités plus plaintives sur les mots « Une danse effrayante, et les feuilles froissées », « gémir », « l’inexprimable horreur des amours trépassés » Tout bascule vers un abîme de désespoir sur le mot « l'oubli » Un violoncelle reprend enfin le thème conducteur, ici synonyme d’amour perdu, repris par la voix qui, après s’être souvenu du temps heureux dans un dernier élan lyrique, sombre inexorablement vers la tristesse et le deuil et c’est sur ce climat sans espoir que se termine cette œuvre magnifique.
(*) Faisant référence à l'opéra de Wagner "Tristan et Isolde». On utilise ce terme pour désigner une œuvre qui s'en rapproche, soit dans l'esprit, soit lorsque le motif emprunte à Wagner le chromatisme passionné qui baigne son oeuvre.
Poème pour violon et orchestre (1896) opus 25.
C’est incontestablement la pièce la plus connue et la plus jouée de Chausson. L’œuvre est d'un seul mouvement divisé en trois sections enchaînées : Lento e misterioso, Animato, Finale.
Il existe une version de chambre prévue par le compositeur pour quatuor à cordes, violon et piano.
Chausson possédait dans sa bibliothèque les œuvres de l’écrivain russe Tourgueniev et c’est de l’une des nouvelles de l’écrivain, « Le chant de l’amour triomphant », que Chausson s’est inspiré pour écrire son œuvre.
Résumons l’argument : une femme, Valeria, amoureuse de deux hommes, un peintre, un musicien, mais c’est le peintre qui finit par avoir ses faveurs. Le musicien, déçu, part dans des pays lointains et en revient un jour avec un violon indien aux sonorités magiques. Toujours amoureux, il tente de conquérir Valeria en lui jouant du violon et celle-ci est troublée par la mélodie. Le peintre tue le musicien, mais Valeria sent en ses entrailles le mouvement d’un enfant, comme fécondé par le chant du violon…
Chausson a retenu de cet argument, non point les détails anecdotiques, mais plutôt l’envoûtement provoqué sur Valeria par le son du violon, mélodie captivante, mystérieuse, qui vous accroche dès les premières notes dans le grave et ne vous lâche plus tout au long de son cheminement, tantôt apaisé, tantôt emporté, jusqu’aux trilles finales dans les extrêmes aiguës. En ceci il n’est pas un poème symphonique descriptif comme, nous le verrons plus tard au cours d’autres éditoriaux, le XIXe siècle en propose de nombreux exemples, mais plutôt une œuvre d’atmosphère, le violon ici se faisant poète. Debussy, dans un article souligne cet aspect :
« Rien n’est plus touchant de douceur rêveuse que la fin de ce Poème, où la musique, laissant de côté toute description, toute anecdote, devient le sentiment même qui en inspira l’émotion »
C’est le grand violoniste Ysaye qui créa l’œuvre à Paris.
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