Jules Massenet
Chronique 6
Bluette de salon ou réel chef-d’œuvre ?
Poème d'Avril
Massenet fut longtemps connu et apprécié grâce à deux œuvres, « Manon » et « Werther », un opéra-comique et un drame lyrique, dont le succès ne s’est jamais démenti depuis la création, le premier en 1884, le second en 1892. Et que dire de la fameuse « Méditation pour violon et orchestre » (tirée de son opéra « Thaïs »), presque passée dans l’inconscient collectif, que l’on fredonne volontiers sans toutefois connaître la provenance ni le nom du compositeur !
Or, la lente réhabilitation de la musique française du XIXe siècle entreprise dès les années 1970-1980, en grande partie grâce à des initiatives venues de pays anglo-saxons, ont permis de re-examiner son oeuvre dans sa quasi totalité et découvrir une production kaléidoscopique.
Le Festival Massenet de St Etienne (sa ville natale), biennale créée en 1990, a également très largement contribué à cette redécouverte.
Parmi plus de 25 opéras, 4 oratorios, œuvres symphoniques, musique pour piano, il est un domaine plus intime que Massenet aborda régulièrement : la mélodie. Plus de 280 échelonnées entre le début et la fin de sa carrière ; un record pour un compositeur qui considérait ce domaine comme secondaire ! Qu’en eût-il été s’il en avait fait sa spécialité de prédilection ?
La mélodie française s’est développée plus tardivement que son « cousin » allemand, le lied, qui avait trouvé son apogée tôt au XIXe siècle : Schubert : « Die schöne Müllerin » (La belle meunière) 1823 – « Winterreise » (Le voyage d’hiver) 1827 ; Schumann : « Frauenliebe und Lebe » (L’amour et la vie d’une femme) 1840 – « Dichterliebe » (Les amours du poète) 1840. Il faudra attendre la seconde partie du siècle même le début du XXe pour voir apparaître en France les chefs-d’œuvre d’Henri Duparc, « La vie antérieure » (1874-1884) ; Gabriel Fauré, « La bonne chanson » (1892), « La chanson d'Ève » (1910), « Mirages » (1919) ou encore « L'horizon chimérique » (1921) ; Camille Saint-Saëns « Mélodies persanes » op. 26 (1870)
La seule exception sera « Les Nuits d’été » de Berlioz, composée entre 1834 et 1838. Nous y reviendrons plus en amont de cette chronique, car cette œuvre dépasse le cadre de la mélodie de salon.
De Gounod à Saint-Saëns, et bien sûr Massenet, tous les compositeurs français fréquentèrent les incontournables salons littéraires de leur siècle, occasion rêvée d’un fabuleux chassé-croisé de nombreuses personnalités artistiques, poètes, romanciers, librettistes, peintres, sculpteurs, terreau idéal pour générer une féconde collaboration artistique. Et si l’on osait une comparaison avec un terme scientifique, l’écologie, parfaite adaptation d’une espèce à son environnement, nous dirions que la mélodie pour voix et piano s’accommodait totalement au contexte intime du salon littéraire.
Il est généralement admis que c’est Charles Gounod qui ouvrit la voie et instaura la mélodie de salon en France. Massenet, très tôt dans sa carrière, lui emboîtera le pas et en fixera la forme. Mieux, il élargira le propos en important dans l’Hexagone le cycle « à la Schumann », c’est à dire un ensemble de mélodies toutes régies par un dénominateur commun : un thème, une idée, voir des motifs musicaux récurrents, assurant ainsi une unité à l’œuvre.
Massenet, compositeur d’opéras, est réputé avant tout pour son raffinement d’orchestration, ses qualités mélodiques, son sens de la mise en situation dramatique, sa faculté à « dépeindre » un contexte, un lieu, une atmosphère, des odeurs même, et nul ne peut le nier, une capacité à évoquer la sensualité, le désir charnel, l’enivrement des sens (« Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques […], musique secouée de frissons, d’élans, d’étreintes […], écrivait Debussy) Massenet est un homme de théâtre : ses opéras « avancent » avec une efficacité redoutable et il est vraiment très rare de ressentir lassitude et longueur lors de l’écoute de Manon, Werther, Thaïs, Cendrillon ou Don Quichotte.
Mais il est une particularité fondamentale à souligner chez lui dans sa musique vocale : un sens inné de la prosodie de la langue française. Nous y reviendrons.
Toutes ses qualités se retrouveront bien naturellement dans ses mélodies, plus modestes, soit, mais dont on pourra presque dire qu’elles sont bien souvent des opéras miniaturisés. En outre, entre deux « gros chantiers » lyriques, elles permettaient à Massenet de se « reposer » quelque peu et de « s’essayer » Des esquisses en quelque sorte, tel un peintre, en vue de travaux plus conséquents.
Plus de 280 mélodies, avons-nous écrit plus haut, réparties sur 46 ans de carrière, de 1866, date de publication de son « Poème d’avril » à 1912, année de sa mort ! C’est un cas unique. Toutes n’atteignent pas au même degré d’inspiration. Les textes utilisés sont fort inégaux, mais Massenet parvient par la qualité de son écriture à compenser la banalité littéraire. Ces dernières années, des enregistrements (hélas ! trop vite introuvables dans les bacs des disquaires car sortis en nombres limités), nous ont permis d’en découvrir une large sélection, notamment les cycles des poèmes vocaux, partie la plus intéressante de sa production.
En voici la liste :
Poème d'avril 1866
Poème du souvenir 1868
Poème pastoral 1872
Poème d'octobre 1876
Poème d'amour 1878-79
Poème d'hiver 1882
Poème d'un soir 1895
Quelques chansons mauves 1902
Expressions lyriques 1913 posthume
C’est le premier recueil, « Poème d'avril », qui retiendra ici notre attention. Pour le texte, Massenet sollicita la collaboration d’Armand Silvestre.
Ce personnage mérite qu’on s’y attarde un instant.
La première rencontre de Massenet et d’Armand Silvestre eut lieu sur l’impériale d’un omnibus : « …Il me raconta de ces histoires les plus drolatiquement inconvenantes dans lesquelles il excellait. Mais pour moi, le poète dépassait encore le conteur, et un mois après, j’avais écrit le Poème d’Avril, tiré des exquises poésies de son premier volume. »
Né à Paris le 18 avril 1837, Paul Armand Silvestre suivra d’abord les traces de son père, magistrat, en entamant des études de droit mais son goût pour les mathématiques le conduit à l’Ecole Polytechnique dont il sortira en 1859 sous-lieutenant du Génie. Il abandonne aussitôt la carrière militaire pour le poste d’Inspecteur des Finances. Mais la littérature est sa véritable voie. Ses premiers recueils poétiques sont édités à partir de 1866 et salués par George Sand et Paul Verlaine. Il fait partie du Parnasse Contemporain dans la lignée de Théodore de Banville, le Maître qu’il admire. Il fréquente Catulle Mendès, Victor Hugo, Théophile Gautier. Dans les milieux artistiques, son succès est immédiat. L’amour et la célébration de la chair demeurent ses thèmes d’inspiration principaux. Rares sont les compositeurs de l’époque qui n’ont pas signé une mélodie sur un texte d’Armand Silvestre.
A la fin des années 1870, il collabore avec la revue Gil Blas pour laquelle il va écrire quantité de contes, romans, nouvelles volontiers cocasses, légers, inconvenants avec une verve toute gauloise et rabelaisienne qui assoiront sa renommée auprès du grand public au point d’éclipser le poète. Son amie, la comédienne Marguerite Moreno le dit justement :
« Les contes d’Armand Silvestre l’ont rendu célèbre, mais la vraie gloire, ses vers auraient bien dû la lui donner… Hélas ! Le public a préféré sa jovialité à sa poésie et ce fut un chagrin pour lui et ceux qui l’aimaient. »
Il écrit ou collabore également pour de nombreux livrets d’opéras ou d’opéras comiques et en 1891, il entre au répertoire de la Comédie Française avec sa comédie : Grisélidis, comédie que Massenet transformera en œuvre lyrique en 1901. Il reçoit la légion d’honneur en 1900 après avoir jeté ses derniers feux littéraires sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo avec Messaline, tragédie lyrique d’Isidore de Lara. Souffrant depuis longtemps d’une affection cardiaque, il s’éteint à Toulouse, patrie maternelle, le 19 février 1901.
Les derniers vers de son poème Mon Autobiographie résume parfaitement le personnage truculent mais aussi raffiné qu’il fut :
Une chanson d’amour fut mon premier poème ;
Mes derniers vers seront une chanson d’amour !
Cependant, pour gagner le pain de chaque jour,
Des vieux conteurs gaulois j’ai suivi le modèle.
Mais je restai toujours à la Muse fidèle
Et je disparaîtrai de ce monde pervers
N’ayant que deux regrets : l’Amour et les beaux vers !
Poème d’avril
« Une rose frileuse, au cœur noyé de pluie, sur un rameau tremblant vient de s’épanouir, et je me sens repris de la douce folie de faire des chansons et de me souvenir ! »
1866 : Massenet, jeune compositeur prometteur, 1er Prix de Rome, vient de rentrer de la Villa Médicis. Liszt lui a présenté sa future femme Louise-Constance de Gressy qu’il épousera en octobre. Fasciné par Schumann, il décide de mettre en musique des textes d’Armand Silvestre sous forme de cycle, véritable innovation pour l’époque. Car si l’on examine de près « Les Nuits d’été » de Berlioz, composée quelque trente ans auparavant, si les textes choisis sont bien d’un même auteur, Théophile Gautier, il n’y a pas à proprement parler de fil conducteur entre les cinq poèmes retenus. Faux cycle donc. En outre, par la suite Berlioz orchestrera son œuvre, lui donnant d’un coup une toute autre dimension, la transférant de l’intimité du salon à la salle de concert.
Le « Poème d’avril » est écrit pour 1 voix, piano et déclamation. Le mot « déclamation » (aussi appelée « mélodrame ») appelle une explication afin de mieux saisir les choix et préoccupations esthétiques de Massenet. Selon Wouter van Der Veen, docteur en histoire de l’art, « C’est une technique qui consiste à unir un texte littéraire parlé et une musique instrumentale qui interprète et souligne la déclamation. »
L’œuvre présente un alliage heureux entre des parties purement vocales et des textes de liaisons avec accompagnement de piano. C’est ce qui en fait toute son originalité. Car l’alliance verbe/son sera chez Massenet une quasi obsession aussi bien dans ses mélodies que par la suite dans ses ouvrages lyriques. L’opéra comique « Manon » en est un exemple remarquable ou toutes les formes d’écritures s’y retrouvent : phrase parlée sans accompagnement musical, mélodrame expressif, mélodrame neutre, mélodrame rythmé, air de bravoure, air lyrique etc. donnant ainsi à l’œuvre une grande souplesse expressive et idéalement chez l’auditeur un éveil constant de sa curiosité et de son attention.
Le recueil se décompose ainsi :
Prélude
Sonnet matinal
Voici que les grands lys
Riez-vous
Vous aimerez demain
Que l’heure est donc brève
Sur la source
Complainte
Le « Poème d’avril » se présente donc comme un premier essai fort réussi de cycle tel que les concevaient des musiciens comme Schubert ou Schumann. Par la suite, Massenet affinera encore son style avec un souci constant de coller au plus près de la prosodie et des intonations de la langue française, mais aussi de varier sa palette expressive, aussi bien pour la voix que pour l’accompagnement du piano.
Suivront donc le « Poème du souvenir » (texte d’Armand Silvestre), puis, par la suite deux autres cycles sur des textes du même auteur, « Poème Pastoral » (pour chœur de femmes et ténor solo) et « Poème d’hiver » (pour 1 voix et piano) Citons encore « Poème d’octobre » (texte de Paul Collin), « Poème d’amour » (texte de Robiquet), « Poème d’un soir » (texte de George Vanor) et « Les expressions lyriques » (écrit l’année de sa mort en 1912), œuvre expérimentale ou Massenet pousse encore plus loin ses recherches sur les moyens expressifs de la voix et de la déclamation rythmée.
Alors, le « Poème d’avril », bluette de salon ou réel chef-d’œuvre ?
Je laisse le lecteur tendre une oreille attentive aux extraits sonores présentés plus bas, puis à trancher peut-être en fonction de sa propre sensibilité et de son appréciation des éléments de décryptage contenus dans cette chronique. Tout au plus pourrions-nous l’aider dans cette tâche en allant solliciter un slogan publicitaire contemporain pour une marque célèbre de voiture : bluette de salon, peut-être, mais en tout cas elle a tout d’une grande ! »
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