Jacques Prévert
Prévert, Crolla, Cosma, et contre-bande
Nos promenades poético-musicales récentes ont permis d’identifier comment certaines époques furent propices à l’épanouissement de l’art poétique simultanément à l’art musical : c’est ainsi qu’au début du XIXe siècle, le formidable foisonnement littéraire sut trouver un écho favorable chez un grand musicien, Franz Schubert. Ainsi également qu’au cours du XVIe siècle, la verve d’un grand poète, Pierre de Ronsard, coïncida avec le génie créateur d’un grand nombre de musiciens contemporains. Il n’est pas vain de parler de véritable alchimie des mots et des sons.
Miracle ? Alignement planétaire opportun ? Cela devait être. Ce fut.
Sans aucun doute, ce qui s’est produit avec Jacques Prévert dans les années 1930/1950 peut aisément être mis en parallèle. Une nouvelle association d’énergies artistiques a vu le jour. Nous en sommes aujourd’hui les heureux bénéficiaires.
Laissons-nous guider et cheminer parmi les mots-clefs de l’univers Prévert.
Il est le pilier de cette nouvelle alchimie providentielle.
Tenter d’esquisser un portrait de l’homme n’est pas chose aisée et l’on se sent bien ordinaire à s’y essayer. Ne disait-il pas lui-même :
« Quand je ne serai plus, ils n'ont pas fini de déconner.
Ils me connaîtront mieux que moi-même.»
Ayant grandi dans un milieu plutôt bourgeois et conformiste (il est né le 4 février 1900 à Neuilly sur Seine), il en prendra très vite le contre-pied et sera sa vie durant pourfendeur d’idées reçues, de lieux communs, d’immobilisme convenu, en outre un vrai rebelle au « sabre et au goupillon » En communion avec les laissés-pour- compte et les opprimés, son combat social, il le livre avec son arme : la plume. Il fut écrivain, caricaturiste, scénariste, dessinateur et poète. C’est précisément ce dernier domaine que nous retiendrons puisque très vite des musiciens viendront accrocher leurs portées à ses mots, et quels mots ! Et de ce chapeau miraculeux jailliront des chansons dont certaines ont fait et continuent à faire le tour du monde.
La musique et Prévert
Les rapports qu’entretenait Prévert avec la musique ne sont pas sans ambigüité. Alors que vers la fin de sa vie, il cite et commente certains grands compositeurs (Satie, Stravinsky, Vivaldi, Haendel) et semble prendre du plaisir à le faire, pour autant il n’aura pas toujours de tendresse envers la musique dite « classique », symbolisant pour lui l’ordre établi, bourgeois et, comme le fait remarquer Marik Froidefond, Docteur en Littérature comparée de l’Université de Strasbourg, dans une étude sur l’artiste, « ce sont souvent les mauvais, les méchants dans les films dont il a écrit les dialogues, qui l’écoutent ».
Il lui préfère le jazz qui trouve en lui une oreille plus réceptive, parce que moins « guindé », donc plus proche de ses aspirations.
Toutefois il est permis de se demander si ses fréquentes diatribes contre la musique classique sont réellement fondées ou plutôt, par le fait d’une haine de principe, seulement dictées par ses prises de position sociales.
Prévert a connu le compositeur Carl Orff, auteur du fameux « Carmina Burana », cantate écrite en 1934/35, aux rythmes et à l’orchestration spectaculaires, mettant au goût du jour d’anciens poèmes moyenâgeux. Les deux hommes s’apprécièrent beaucoup et collaborèrent dans différents projets. Prévert a même dédié au musicien un poème opportunément intitulé « Carmina Burana ».
Comme Ronsard, il n’a pas écrit directement de musique sur ses poèmes. Ce sont les musiciens qui sont venus à lui pour servir ensuite ses textes à des interprètes.
Joseph Cosma
C’est l’autre grand pilier de l’édifice.
Compositeur né à Budapest, élève de Bela Bartok puis de Hanns Eisler, c’est peu après son exil à Paris pour fuir le nazisme qu’il rencontre Prévert en 1934. Les deux hommes sont sur la même longueur d’onde sur le rôle de l’art comme engagement politique et social. L’un rêve d’un poète, l’autre d’un musicien. La rencontre est décisive. Kosma découvre la poésie de Prévert, Prévert lui présente le cinéaste Jean Renoir. Au fils des années, chansons et musiques de film vont se succéder et contribuer à faire de Kosma un artiste recherché dans le domaine musical et cinématographique.
Parmi les chansons les plus connues sur des textes de Prévert, citons :
Les feuilles mortes // Barbara // Les enfants qui s’aiment // Deux escargots // Dans ma maison // On frappe // Paris at night // Fable // Le miroir brisé // Le jardin // Chasse à l’enfant.
Ses musiques de film les plus connues restent :
La grande illusion // Les visiteurs du soir (scénario de Prévert) // Les enfants du paradis (scénario de Prévert) // Les Portes de la nuit (scénario de Prévert) // Juliette ou la clef des songes // Les amants de Vérone // Huis clos
La collaboration entre les deux hommes prendra fin en 1948.
Henri Crolla
Crolla sera l’autre grande rencontre opportune de Prévert.
Ce musicien napolitain dont la famille débarqua en France dans les années 1920 fut dès son plus jeune âge en contact avec la musique de jazz. De ses premiers pas comme gamin de 8 ans joueur de banjo devant les terrasses de café parisiennes à sa consécration comme guitariste de jazz à 25 ans, Crolla aura pu croiser et jouer avec tous les grands noms du jazz : Django Reinhardt, Bill Coleman, Coleman Hawkins, Leo Chauliac, Emmanuel Soudieux, Boris Vian…
Sa rencontre avec l’univers de Prévert se fait alors qu’il n’est encore qu’un tout jeune adolescent. Une réelle amitié naitra entre les deux hommes.
De leur collaboration, on retiendra : Simple comme bonjour, Sanguine joli fruit et Les cireurs de souliers de Broadway dans l’interprétation d’Yves Montand, mais également ces enregistrements réalisés dans les années 1950 ou l’on se délecte à entendre Prévert dire ses textes avec, en fond, de superbes accompagnements du guitariste.
Prévert dira de « Mille-pattes* » : « Crolla n'est pas un instrumentiste, il a besoin de la musique et l'appelle avec sa guitare; il l'appelle si tendrement, si ingénument, si simplement… qu'elle vient »
* surnom donné par Prévert à son ami
Christiane Verger
Cette compositrice, décédée en 1974, eut le privilège d’être la première à mettre en musique un texte de Prévert. Ici, la démarche fut l’inverse de celle de Kosma et Crolla. C’est suite à une requête de la part du célèbre danseur et mime Georges Pomiès que Prévert écrira spécialement Les animaux ont des ennuis afin d’y adjoindre une mélodie.
Hanns Eisler
Compositeur autrichien (mais né en Allemagne), comme Prévert issu d’un milieu bourgeois, il est très tôt attiré par les idéaux communistes.
Élève d’Arnold Schoenberg à Vienne, il adoptera le système dodécaphonique* et beaucoup de ses œuvres seront écrites dans ce système. Mais il sera également influencé par le jazz et la musique de cabaret. Sa rencontre avec Bertolt Brecht en 1929 sera décisive dans son engagement artistique au service de ses aspirations politiques. Lors d’un séjour à Paris en 1933, il approche Prévert par l’intermédiaire du « Groupe d’Octobre », une troupe théâtrale itinérante engagée dans la lutte prolétarienne pour laquelle l’écrivain produira quelques travaux, notamment Citroën.
Eisler, séduit, mettra en musique deux textes de Prévert : Histoire de cheval et Vie de famille.
* technique de composition utilisant les douze tons de la gamme, aucun d’entre eux ne pouvant être répété avant la fin complète de la série
les Interprètes
Agnès Capri, Germaine Montero, Irène Joaquim, Edith Piaf, Marianne Oswald, Yves Montand, Mouloudji, Les Frères Jacques, Cora Vaucaire, Serge Reggiani, Catherine Sauvage, Juliette Grèco, Marlène Dietrich, Michèle Arnaud. A lire et relire cette liste, l’on se dit que, mince, quel beau foisonnement de talents « en ces temps là ! »
Les deux pionnières furent Agnès Capri avec Les animaux ont des ennuis, La pêche à la baleine, et Marianne Oswald, chanteuse mais aussi comédienne, qui interpréta entre autre Déjeuner du matin, La grasse matinée et Chasse à l’enfant (1936) sur un poème écrit par Prévert à la suite d’un fait divers impliquant des enfants échappés d’un bagne et pour la capture desquels des primes avaient été proposées à la population par enfant récupéré ! D’elle, Jean Cocteau écrira : « Je suppose que c'est cette puissance rouge d'incendie, de mégot, de torche, de phare, de fanal, qui l'habite, cet acharnement de braise, cette chaleur de gaz d'acétylène, de magnésium et de lampe à souder, qui forment l'efficacité de cette chanteuse, de cette mime que bien des esprits repoussent, mais qui s'impose malgré tout »
En 1944, Yves Montand, fraichement débarqué à Paris, va rencontrer Edith Piaf. Leur liaison fut dans un premier temps professionnelle avant qu’elle ne débouche sur une relation passionnelle. Edith Piaf sera un tremplin décisif pour la carrière du chanteur, lui apportant d’une part un public élargi, d’autre part d’excellents collaborateurs (Henri Conte, Loulou Gasté, Kosma, Crolla, Castella..) Ces deux derniers furent des ambassadeurs de la poésie de Prévert. L’on peut citer pour Piaf : Les feuilles mortes, Quand tu dors, Embrasse-moi, Cri du cœur, pour Montand : Les cireurs de souliers de Broadway, Chanson, Dans ma maison, On frappe, Sanguine, Paris at night, Barbara, Simple comme bonjour, Les feuilles mortes …et bien d’autres…
Germaine Montero fut non seulement interprète de poèmes de Prévert, mais également d’Aristide Bruant, Garcia Lorca, Léo Ferré. En outre, son interprétation de Mère courage de Brecht/Weill au TNP en 1940 reste dans les annales. Pour Prévert, elle enregistra En sortant de l’école, Les enfants qui s’aiment, La fête continue, Chanson pour les enfants d’hiver…
Irène Joaquim était chanteuse lyrique (elle créera Soleil des eaux de Pierre Boulez et des œuvres d‘Henri Dutilleux). Elle fut l’une des premières à interpréter la chanson Les feuilles mortes que l’on entend fredonner par Nathalie Nattier et Yves Montand dans le film de Marcel Carné Les portes de la nuit (1946).
Juliette Gréco « la muse de Saint-Germain-des-Prés », peut se targuer d’avoir eu à son actif un riche répertoire, de Jean-Paul Sartre à Boris Vian…avec un magnifique détour par….Prévert : Embrasse-moi, Je suis comme je suis (proposé initialement à Germaine Montero sous le titre Et puis après), A la belle étoile, Les enfants qui s’aiment, La belle vie, Tourneur de ritournelles, Les feuilles mortes…
A noter qu’en 1944, elle créera La rue des Blancs-manteaux » sur un texte de Sartre pour sa pièce Huis-clos, musique de Joseph Kosma.
Mouloudji fut, comme Gréco, une figure importante de la vie artistique de Saint-Germain-des-Prés. Auteur-compositeur, il interprète aussi les autres ; ainsi, le fameux Déserteur de Vian, chanson alors interdite d’antenne (1954, en pleine défaite de Dien-Bien-Phu ! ) et que Mouloudji « placera » dès qu’il le pourra durant ses passages sur scène. De Prévert, il donnera : Les Bruits de la nuit, Barbara, Cœur de rubis.
Serge Reggiani, Tout d’abord comédien (Les Parents terribles de Jean Cocteau, Les portes de la nuit, Casque d’or…), il s’oriente ensuite vers la chanson. Interprète de Boris Vian, de Georges Moustaki, c’est à la fin des années soixante qu’il grave quelques chansons sur des textes de Prévert : Compagnons des mauvais jours, Pater noster, Tant bien que mal, Et la fête continue…Et il faut avoir entendu Reggiani dire Cet amour pour comprendre ce que veut dire vivre un poème avec ses tripes.
Cora Vaucaire, Ciselant ses interprétations comme personne, ne laissant rien au hasard, cette chanteuse hors pair reste pour beaucoup la merveilleuse ambassadrice de La complainte de la butte (musique de Georges van Parys) pour le film de Jean Renoir French Cancan (1955) Mais elle nous donne également à entendre de superbes Prévert : Le tendre et dangereux visage de l’amour, La chanson du goelier, Démons et merveilles (à noter que la chanson d’origine sur une mélodie de Kosma se trouve dans le film Les visiteurs du soir de Marcel Carné (1942) et interprétée par Jacques Jansen).
Les Frères Jacques, remarquable quatuor vocal, leur allure particulière (collants, justaucorps et gants blancs) reste dans l’inconscient collectif ! En 1957, ils enregistrent un album composé de 17 titres sur des textes de Prévert, dont le coquasse Inventaire. On y trouve également : Deux escargots, L’orgue de barbarie, Et la fête continue, Barbara, Le gardien de phare…Quant à leur prestation dans La pêche à la baleine, c’est un modèle du genre !
Catherine Sauvage a tout chanté ! Aragon, Baudelaire, Brecht, Garcia Lorca, Léo Ferré…Ce dernier dira d'elle : « c'est elle qui chante mes chansons avec la plus grande conviction. Je la préfère à toutes les autres. Elle a enregistré près d'une centaine de mes chansons » De Prévert, il nous reste Marche ou crève, Les oiseaux du souci, Noel des ramasseurs de neige.
Michèle Arnaud reprendra Démons et merveilles, Marlène Dietrich Déjeuner du matin (une interprétation intense, comme il se doit…)
Une mention pour Claude Nougaro qui reprend Sanguine joli fruit en 1974, mais aussi pour Catherine Ribeiro qui, en 1975, consacre un
album entier aux textes de Jacques Prévert.
Depuis le début des années 2000, Prévert trouve un nouveau souffle.
Citons la reprise en 2003 par le groupe québécois Les cowboys fringants du texte Le temps perdu et surtout la vision personnelle de Jean Guidoni qui en 2008 a enregistré un album CD, Etranges étrangers On y trouve notamment Chasse à l’enfant, Embrasse-moi, Les ombres, A la belle étoile…
Les feuilles mortes…et autres feuilles..
La face émergée de l’iceberg, c’est bien entendu Les feuilles mortes. Devenu tube planétaire ! Elle est issue d’un thème instrumental pour un ballet écrit en 1945 par Joseph Kosma pour Roland Petit. Transformé en chanson à la demande de Marcel Carné pour son film Les portes de la nuit, on ne sait plus très bien qui eut la primeur de sa première interprétation : Cora Vaucaire ? Yves Montand ? Irène Joaquim ? Peu importe. L’essentiel est ailleurs : son refrain, « simple comme bonjour » dira Marcel Carné, porteur d’une douce nostalgie, semble être né avec le monde. La chanson en tout cas séduira un grand nombre d’artistes, français (Juliette Gréco, Mouloudji, Jean Sablon…), et étrangers. Edith Piaf la proposera au public américain dans sa version anglaise Autumn leaves et elle sera reprise par quantité d’artistes internationaux comme Frank Sinatra, Eric Clapton, Barbra Streisand…Les jazzmen s’en empareront aussi (Miles Davis, Nat King Cole, Erroll Garner, Stan Getz, Stéphane Grapelli, Sarah Vaughan…
Grace Jones en donnera une version disco en français en 1978 !
Egalement, dans les années soixante-dix, Sylvie Vartan la servira en français à son cher public japonais qui la « vénère » depuis toujours…
Parmi les autres « feuilles » à ramasser, les pépites, les plus belles réussites poético-musicales de Prévert, nous trouvons des textes aux images surréalistes irrésistibles, exigeant de la part de leurs interprètes une imagination sans bornes :
La pêche à la baleine : A la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine, disait le père d'une voix courroucée à son fils Prosper, sous l'armoire allongé, à la pêche à la baleine, à la pêche à la baleine, tu ne veux pas aller, et pourquoi donc ? Et pourquoi donc que j'irais pêcher une bête qui ne m'a rien fait papa, vas là pépé, vas la pêcher toi-même […]
Deux escargots : A l'enterrement d'une feuille morte deux escargots s'en vont ils ont la coquille noire du crêpe autour des cornes ils s'en vont dans le soir un très beau soir d'automne hélas quand ils arrivent c'est déjà le printemps […]
Inventaire : Une triperie deux pierres trois fleurs un oiseau vingt-deux fossoyeurs un amour le raton laveur une madame untel un citron un pain un grand rayon de soleil une lame de fond un pantalon une porte avec son paillasson un Monsieur décoré de la légion d'honneur le raton laveur […]
…mais aussi des textes plus engagés :
La grasse matinée : Il est terrible le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain, il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim […]
L’effort humain : […] L’effort humain n’a pas de vraie maison, il sent l’odeur de son travail et il est touché aux poumons son salaire est maigre ses enfants aussi […]
Les cireurs de souliers de Broadway : Aujourd’hui l’homme blanc ne s’étonne plus de rien et quand il jette à l’enfant noir au gentil cireur de Broadway une misérable pièce de monnaie il ne prend pas la peine de voir les reflets du soleil miroitant à ses pieds […]
….des textes teintés d’un érotisme tamisé :
Paris at night : Trois allumettes une à une allumées dans la nuit la première pour voir ton visage tout entier la seconde pour voir tes yeux la dernière pour voir ta bouche et l’obscurité tout entière pour me rappeler tout cela en te serrant dans mes bras.
Sanguine : La fermeture éclair a glissé sur tes reins et tout l’orage heureux de ton corps amoureux au beau milieu de l’ombre a éclaté soudain […]
Certains textes comme le magnifique Barbara est un hymne à l’amour en même temps qu’un manifeste antimilitariste. […] Oh Barbara quelle connerie la guerre
qu'es-tu devenue maintenant sous cette pluie de fer de feu d'acier de sang et celui qui te serrait dans ses bras amoureusement est-il mort disparu ou bien encore vivant […]
Il est malheureusement impossible de tout citer. Terminons par ces deux poèmes célébrant l’amour : Les enfants qui s’aiment […] Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit bien plus haut que le jour dans l'éblouissante clarté de leur premier amour.
Et…Cet amour : Cet amour si violent si fragile si tendre si désespéré cet amour beau comme le jour et mauvais comme le temps […]
Si certaines chansons respectent une coupe traditionnelle couplet/refrain (Simple comme bonjour, Je suis comme je suis, Tournesol...), d’autres restent tributaires d’un texte en prose plus sinueux et donc présentent de fréquents changements de rythmes, de tons etc. (La pêche à la baleine, Deux escargots, Inventaire…)
Quant aux arrangements orchestraux, si l’on peut être séduits par les accompagnements très « symphoniques » de certaines versions, il faut reconnaitre que les textes gagnent à être plus délicatement soutenus soit à la guitare, soit au piano. En outre, le côté « jazzy » de l’orchestre de Bob Castella pour les enregistrements à la fois publics et studio d’Yves Montand nous semblent extrêmement attractifs et certainement dans l’esprit Prévert.
Serge Gainsbourg
En 1961, alors qu’il n’a encore qu’un succès d’estime, Gainsbourg sort un album, L’étonnant Gainsbourg, dans lequel s’est glissée cette perle : La chanson de Prévert. Bel hommage en forme d’une douce ballade nostalgique à l’écrivain et à Joseph Kosma.
Oh, je voudrais tant que tu te souviennes,
cette chanson était la tienne,
c'était ta préférée, je crois
qu'elle est de Prévert et Kosma.
Et chaque fois les feuilles mortes
te rappellent à mon souvenir,
jour après jour
les amours mortes
n'en finissent pas de mourir […]
D'une triste actualité
En des temps modernes extrêmement troubles, comment ne pas ressentir un pincement au cœur en lisant ce texte tiré du recueil Paroles.
Dans l’enregistrement qu’il a consacré à ses propres poèmes dans les années 1950, Prévert nous invite à le méditer sur la guitare magnifique d’Henri Crolla.
Chanson dans le sang
Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
où s'en va-t-il tout ce sang répandu
Est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
drôle de soûlographie alors
si sage... si monotone...
Non la terre ne se saoule pas
la terre ne tourne pas de travers
elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
la pluie... la neige...
le grêle... le beau temps...
jamais elle n'est ivre
c'est à peine si elle se permet de temps en temps
un malheureux petit volcan
Elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...
Elle elle s'en fout
la terre
elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
elle s'en fout
elle tourne
elle n'arrête pas de tourner
et le sang n'arrête pas de couler...
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des meurtres... le sang des guerres...
le sang de la misère...
et le sang des hommes torturés dans les prisons...
le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman...
et le sang des hommes qui saignent de la tête
dans les cabanons...
et le sang du couvreur
quand le couvreur glisse et tombe du toit
Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
avec le nouveau-né... avec l'enfant nouveau...
la mère crie... l'enfant pleure...
le sang coule... la terre tourne
la terre n'arrête pas de tourner
le sang n'arrête pas de couler
Où s'en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des matraqués... des humiliés...
des suicidés... des fusillés... des condamnés...
et le sang de ceux qui meurent comme ça... par accident.
Dans la rue passe un vivant
avec tout son sang dedans
soudain le voilà mort
et tout son sang est dehors
et les autres vivants font disparaître le sang
ils emportent le corps
mais il est têtu le sang
et là où était le mort
beaucoup plus tard tout noir
un peu de sang s'étale encore...
sang coagulé
rouille de la vie rouille des corps
sang caillé comme le lait
comme le lait quand il tourne
quand il tourne comme la terre
comme la terre qui tourne
avec son lait... avec ses vaches...
avec ses vivants... avec ses morts...
la terre qui tourne avec ses arbres... ses vivants... ses maisons...
la terre qui tourne avec les mariages...
les enterrements...
les coquillages...
les régiments...
la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne
avec ses grands ruisseaux de sang.
Contre-bande . . .
Le lecteur a pu être intrigué en débutant cette chronique par son titre énigmatique…
Rien d’un parfum d’interdit ici !
Juste un qualificatif utilisé par Prévert pour désigner son petit groupe d’amis, de relations…Parmi celles-ci, son frère Pierre Prévert, avec lequel il collaborera pour le tournage de Souvenir de Paris primé plus tard en 1959 au Festival de Cannes sous le titre Paris la belle. Autre relation qui compta : le réalisateur Paul Grimault au sein du Groupe d’Octobre.
Gérard Fusberti, l'un de ses plus fidèles amis jusqu'à la fin, a eu l'idée d'ouvrir un jardin en 1989 en hommage au poète. Situé non loin du lieu ou est enterré Prévert, à Ormonville-la-petite, dans la Hague, ce merveilleux jardin offre la particularité d'avoir reçu en don des arbres et des plantes de la part de tous les amis, gens célèbres et anonymes, qui constituèrent le cercle des « privilégiés ».
Terminons ici par cette merveilleuse citation, une parmi tant d’autres tout aussi merveilleuses : « Bien sûr, des fois, j'ai pensé mettre fin à mes jours, mais je ne savais jamais par lequel commencer »
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