Maurice Ravel
Chronique 7
Don Quichotte à Dulcinée
Certains de nos écrivains n’ont pas obtenu leur baccalauréat. La belle affaire ! Ils surent s’en passer : Sacha Guitry, Emile Zola, Jean Cocteau ! Noms prestigieux ! Et pour finir André Malraux, l’indiscipliné, qui non content de s’être vu fermer l’accès au lycée Condorcet, refuse de pousser plus loin les études, et n’en repose pas moins au Panthéon !
Maurice Ravel, lui, sut se passer du Grand Prix de Rome, incontournable concours au XIXe siècle (et au-delà) pour tout artiste désireux de se faire (re) connaître. Il y échouera à maintes reprises et en sera même expulsé ! Son nom néanmoins trône au sommet de l’Olympe musical français.
Le cycle de mélodies « Don Quichotte à Dulcinée » datant de 1932, appartient à la dernière période créatrice de Ravel, se situant juste après les deux concertos pour piano : le concerto pour la main gauche et le concerto en sol. Cette petite oeuvre lumineuse, spirituelle, marque un point final à l’activité artistique du compositeur, avant que des troubles neurologiques graves le contraignent à l’inactivité jusqu'à sa mort en 1937. Elle est le fruit d’une commande passée à divers compositeurs pour un film du cinéaste autrichien Georg Pabst consacré au personnage de Don Quichotte dans lequel devait se produire la basse russe Chaliapine.
Le cahier des charges précisait que l’œuvre contiendrait une sérénade, une chanson héroïque et une chanson comique. Cinq compositeurs furent approchés séparément, lesquels découvrirent après coup qu’ils n’étaient pas seuls en lice ! C’est finalement le travail de Jacques Ibert qui fut retenu, Ravel tardant trop à livrer sa partie ! La postérité en a décidé autrement puisque l’œuvre de Ravel est aujourd’hui passée au premier plan.
Don Quichotte, « le Chevalier à la triste figure » : tant de fois chanté, sculpté, peint, dansé, joué, filmé au cours des siècles qui suivirent la publication du roman de Cervantès « El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha» en 1605.
Don Quichotte : l’un des grands mythes de l’Occident avec Faust, Tristan et Iseut, Œdipe, Don Juan, Robinson Crusoé, partageant avec eux le refus de l’ordre établi, chacun à sa manière, mais se singularisant par un désir, ce désir fou d’un engagement quasi désespéré au service de la justice et de la liberté, cette foi en l’homme, en l’amour, en la fidélité, en l’honneur. Si c’est cela que d’être fou, alors oui, la folie s’en trouve définitivement anoblie. Dulcinée ne rétorque-t-elle pas aux prétendants moqueurs dans l’opéra éponyme de Jules Massenet : « Oui, peut-être est-il fou, mais c’est un fou sublime ! »
En des temps modernes grisâtres, moroses, violents, croulant sous le matérialisme, peu enclins à la ferveur, le personnage de Don Quichotte n’est plus que jamais là pour proposer une alternative salvatrice, matérialisée par ces quatre mots : foi, amour, courage, optimisme.
Si nous voulions résumer l’art de Maurice Ravel, nous pourrions sans hésiter parler d’éclectisme tant le musicien intégra des esthétiques venues de tous horizons et de différentes périodes : fasciné, il le fut non seulement par le classicisme du XVIIIe siècle (Rameau, Couperin…), mais aussi par les apports de ses contemporains (Chabrier, Fauré notamment), par l’Orient, l’Espagne, le pays basque, les tziganes, le jazz, la Russie, tout en ne perdant jamais de vue ce qui fait l’essence de la musique française : le raffinement.
Fin ciseleur, Ravel avait l’obsession de la perfection technique. C’est peut-être la raison qui lui fit rendre sa copie de Don Quichotte en retard !
L’Espagne, avec sa culture, ses rythmes, ses sortilèges, sa grâce mais aussi sa dureté, est particulièrement présente dans son œuvre, tôt même dans sa carrière puisque la « Rapsodie espagnole » date de 1908. Suivront « Habanera », « l’Heure espagnole », « Pavane pour une infante défunte », « Alborada del gracioso », « Boléro », de loin son œuvre la plus populaire et la plus jouée.
« Don Quichotte à Dulcinée » ferme la marche.
L’œuvre est un cycle de trois mélodies, écrit pour baryton et orchestre. Ravel en a prévu une version avec piano.
Le texte est de l’écrivain Paul Morand.
Paul Morand (1888-1976), écrivain, diplomate et académicien, auteur de très nombreux romans (dont le plus connu, « L’Homme pressé », date de 1941), essais, récits, correspondances, chroniques, portraits.
Qu’il nous soit permis de citer l’une des nombreuses phrases clefs de la pensée de Morand, tout à fait en accord avec l’esprit de Don Quichotte : « La peur a détruit plus de choses en ce monde que la joie n’en a créé »
Trois facettes du personnage sont représentées : l’amoureux, le soldat et le buveur. Pour illustrer chacune d’elles, le compositeur fait appel à trois rythmes caractéristiques ibériques :
1/ Chanson romanesque : la guajira, plus précisément un rythme venu de Cuba, alternant mesure à 6/8 et à 3/4. Leonard Bernstein l’utilisera dans « America », l’un des moments forts du film « West Side Story ».
Le texte est cocasse. « Si vous me disiez que la Terre à tant tourner vous offensa, je lui dépêcherais Pança : vous la verriez fixe et se taire […] » On retrouve bien ici la folie du personnage. La ligne vocale chemine, affirmée mais sans hâte, sur l’accompagnement envoûtant de la guajira, créant l’effet désiré : Don Quichotte croit à ses chimères et nul obstacle ne pourrait l’entraver pour plaire à sa belle…Et combien émouvant ce soupir final du chevalier amoureux sur les mots « O Dulcinée »
2/ Chanson épique : le zortzico basque. On trouve cette danse à cinq temps dans les oeuvres de nombreux musiciens du XIXe siècle, tels Alkan, Saint-Saëns, Pierné, Turina, Albéniz, Pablo de Sarasate. Ravel y fait appel ici, mais dans sa version lente et grave pour soutenir l’humble prière à St Michel culminant avec force et noblesse dans sa partie médiane sur les mots « D’un rayon du ciel bénissez ma lame et son égale en pureté et son égale en piété comme en pudeur et chasteté : ma Dame »
3/ Chanson à boire : la jota aragonaise.
Le chevalier à la triste figure ivre ?! Ceci est bien singulier en vérité et contraste avec sa noblesse d’âme précédente. Qu’à cela ne tienne ! Ravel, nous entraîne dans une jota à trois temps bondissante dans la plus pure tradition des chansons à boire.
« Je bois à la joie ! La joie est le seul but où je vais droit lorsque j’ai bu. […] » Va-t-il vraiment droit notre chevalier ?! La musique en tout cas, par ses effets d’allongements, ses contre-temps, ses arrêts brusques, ne semble pas vraiment lui donner raison ! Mais Don Quichotte reste Don Quichotte : il se nourrit d’illusions…amplifiées, nul n’en doute, par les « vertus » du vin…
Sincérité désarmante, noblesse d’âme, courage, humour…Ravel, dans ces courtes pièces, avec une grande économie de moyen, parvient à mettre en valeur quelques aspects essentiels de ce personnage élevé au rang de mythe depuis sa naissance un beau jour de 1605...
Association I Mentions & Crédits I Newsletter I Evénement
La Ronde Poétique - 14 rue de Verdun - F-92500 Rueil-Malmaison