Anna Akhamatova
Chronique 2
Il n'y a pas de colle pour les vies brisées
Cette phrase bouleversante tirée de l’opéra créé en 2011 à l’Opéra-Bastille retraçant une partie de la vie d’Anna Akhmatova, poétesse russe, donne la mesure de la douloureuse destinée de l’une des figures féminines les plus marquantes du XXe siècle en Russie.
Lorsqu’en 1911 le peintre Modigliani esquisse quelques portraits d’Anna Akhmatova (de son vrai nom Anna Andreïevna Gorenko), celle-ci n’a que vingt-deux ans. Loin de se douter des épreuves qui l’attendent, elle s’ouvre au monde, à la littérature, à l’amour.
Cent ans plus tard, lorsque le compositeur Bruno Montovani crée son opéra, la poétesse est décédée depuis quarante-cinq ans et sa vie tourmentée s’offre à lui en perspective.
Ce n’est pas une première dans l’histoire de l’opéra que d’évoquer le destin d’un grand nom de la poésie. Giordano donnera « Andrea Chénier » en 1896. Étrange parallèle que l’évocation de ces destins, tous deux au cœur d’épisodes chaotiques de l’histoire du monde, tous deux placés face à des régimes arbitraires et sanglants. Le poète André Chénier laissera sa tête sous le couperet de la guillotine ; Anna Akhmatova subira les humiliations et vexations les plus diverses, mais surtout la douleur de voir ses proches décimés et son œuvre bafouée.
Bruno Montovani est un compositeur français né en 1974. A son actif, de très nombreuses œuvres de musique de chambre, pour orchestre, petits ensembles, instruments solistes, musique chorale et deux opéras : « l’Autre côté » (2006) et celui qui nous intéresse aujourd’hui, « Anna Akhmatova » (2011). Il est en outre Directeur du Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris.
Dans ses œuvres, il se nourrit des musiques actuelles, des techniques électroacoustiques, mais aussi des musiques populaires fort diverses et du jazz - lui-même l’ayant étudié -, duquel il tire la notion d'improvisation.
« Anna Akhmatova » est son second opéra. La mise en scène intelligente et sobre est de Nicolas Joel et le livret de Christophe Ghristi dont l’univers de la poétesse fait partie depuis longtemps de « ces voix qui l’accompagnent depuis toujours » La période choisie de la vie d’Akhmatova s’étend du début des années 1930 à la mort de Staline en 1953, « les années noires ».
Au XIXe siècle, la mélodie française s’épanouit tardivement alors que son équivalent allemand, le lied, existe depuis fort longtemps et a déjà atteint son apogée. Il s’agit en général d’une œuvre de salon, de courte durée, comprenant une ligne mélodique sur un texte poétique avec accompagnement de piano. La plupart des compositeurs français s’engouffreront dans ce genre musical avec pour certains des réussites incontestables : Berlioz, Bizet, Gounod, Massenet, Saint-Saëns, Fauré, Duparc, Chabrier, Lalo, Debussy …Chausson également (Le papillon, La dernière feuille, Sérénade italienne….)
Mais avec le « Poème de l’amour et de la mer », le compositeur dépasse et transcende le genre, déjà par les moyens employés, l’orchestre, mais aussi par la longueur : l’œuvre dure environ 30 minutes. « La Chanson perpétuelle », l’une de ses dernières œuvres, sera également écrite pour chant et orchestre.
Rapide rappel biographique antérieur : naissance en 1890 près d’Odessa – 1905 : séparation de ses parents – étude de droits à Kiev – rencontre avec le poète Nikolaï Goumilev et mariage en 1910 – deux ans plus tard, naissance de son fils unique, Lev - en 1912 voyages en Italie et à Paris ou elle rencontre le peintre Modigliani – Akhkmatova fonde avec Nikolaï Goumilev et Ossip Mandelstam « l’acméisme », un mouvement littéraire qui rompt avec le symbolisme par une approche simplifiée et concise de la langue poétique d’où le verbe tire sa force et sa dynamique – 1912 : publication de son premier recueil « Le soir », puis « Le Rosaire » en 1914. 1917 : Révolution russe - Akhmatova termine « La Foule blanche » 1918 : divorce d’avec Goumilev – remariage avec Vladimir Chileïko, assyriologue, puis nouvelle séparation – 1921 : rencontre avec le critique d’art Nikolaï Pounine et remariage - Akhmatova est condamnée comme élément bourgeois et sa poésie interdite de publication dès 1922 et pour plus de trente ans. Son ex-mari Goumilev est fusillé en 1921.
La dramaturgie de l’opéra se nourrit d’évènements réels : les deux arrestations de son fils Lev, la guerre entre l’Allemagne nazie et la Russie, les bombardements des villes, la fuite d’Akhmatova vers l’Ouzbekistan, son intégration en 1940 dans l’Union des écrivains soviétiques, puis sa radiation en 1946, la mort de Staline. Ces différents éléments donnent des scènes d’une grande force dramatique, appuyée par une orchestration ou dominent percussions et cuivres dans les graves, façon orgue rugissante et froide. Entre ces moments de violentes tempêtes, de nombreux solos et alliages de violon, hautbois, clarinette, cloches viennent aérer la pâte sonore. De fréquents glissandi, tremolos, trilles hérités des compositeurs du XXe siècle renforcent également la tension. Point de couleur locale dans la musique, à l’exception de l’accordéon, instrument russe par excellence, ouvrant la partition et réentendu à plusieurs reprises par la suite.
Le compositeur et son librettiste ont conçu l’opéra comme si Anna Akhmatova était dans un silence permanent (scène initiale où elle lit seule l’un de ses poèmes et scène finale où elle est à nouveau seule face à la mer et au ciel), silence que l’histoire n’arrête pas de déranger, silence interrompu par les évènements qui s’imposent à elle. La dramaturgie de l’opéra est donc encadrée par ces deux scènes extrêmes. Ici, la poésie c'est le silence du créateur, la dramaturgie c'est le monde qui pénètre le silence.
Sur le plan formel, cet opéra reprend des éléments hérités du passé, comme les ensembles, les dialogues entre un soliste et les chœurs, la superposition des voix par binôme.
Le personnage d’Akhmatova ne quitte pas la scène pendant tout le déroulement de l’opéra, ce qui représente une performance vocale et physique. C’est en écoutant un vieil enregistrement de la poétesse lisant un extrait de son recueil « Requiem » que Bruno Montovani a été frappé par sa voix grave et a donc tout naturellement choisi pour son personnage une voix de mezzo-soprano dramatique. Le compositeur s’en explique : « Ça ne pouvait pas être un soprano vu le côté grave du personnage, discret, plein de pudeur, mais à la fois une voix masculine dans ses nuances les plus douces, mais aussi totalement lyrique dans les aigus »
La ligne vocale est faite de phases courtes, percutantes, dynamiques, façon Janacek dans son opéra « L’Affaire Makropoulos ». Elle suit les intentions du librettiste Christophe Ghristi qui a souhaité un texte efficace, concis, au débit rapide, l’idée étant de faire « le plus naturel possible » Des pages intenses, abruptes, alternent avec des périodes plus calmes, comme « figées »
Le texte tend à se rapprocher au plus près du personnage d’Akhmatova. Certaines phrases sont d’elle, d’autres proches de son univers. Janina Baechle, merveilleuse interprète du rôle éponyme, a beaucoup lu, écouté, regardé des photos etc. afin de s’inspirer au mieux de la vie et l’œuvre de la poétesse qui lui est apparue « très calme, très posée, très centrée sur elle-même » Et c’est exactement ce qu’elle a voulu rendre dans son interprétation.
Les principaux personnages qui gravitent autour d’Akhmatova sont tout d’abord son fils Lev (ténor), l’unique enfant de la poétesse. Il est arrété une première fois sous les yeux de sa mère à l’acte I, puis libéré. Lorsque débute l’acte III, il est reparti en déportation. Il réapparait finalement dans les dernières scènes. Le librettiste a mis l’accent sur les conflits entre lui et sa mère, l’incompréhension, le rejet dont il se sent victime. Puis nous trouvons Nikolaï Pounine, (le « troisième homme » d’Akhmatova après Goumilev et Chileïko). A l’acte I, il apparaît avec sa nouvelle compagne Olga puis à différentes reprises au cours de l’opéra. Puis Lydia Tchoukovskaia (mezzo soprano), écrivain et confidente d’Anna. La fonction du rôle est d’être toujours là pour raffermir la confiance d’Akhmatova, surtout dans les instants de doute, d’abandon face à l’implacable machinerie stalinienne. Nous trouvons également Faina Ranevskaia (soprano), comédienne et amie de l’artiste. Un rôle particulièrement singulier est celui du représentant de l’Union des écrivains russes, car tenu par un haute-contre symbolisant à la fois par ses notes aiguës et ses vocalises périlleuses l’autorité, l’ordre établi et le cynisme irritant.
Contrairement aux costumes, très réalistes, les décors sont intemporels. Les scènes et les actes s’enchaînent sans de réelles ruptures telles qu’on le concevait dans les opéras du XIXe siècle. C’est la raison pour laquelle Wolfgang Gussmann a conçu une décoration sobre, avec peu de couleurs et des éléments, selon ses termes, « glissant en harmonie avec la musique pour permettre au spectateur d'être emporté vers le tableau suivant »
En outre, Gussmann a souhaité qu’un portrait au crayon d’Akhmatova croqué par Modigliani trône en permanence pendant tout l’opéra : soucis esthétique d’une part, car la poétesse possédait une beauté, une grâce singulière, et volonté d’atténuer le climat oppressant dans lequel se meuvent les personnages.
De Modigiliani à Montovani, c’est comme un fil ininterrompu qui a traversé le temps. Deux arts comme imbriqués, art plastique et musique, fondus en un seul pour célébrer la grande poétesse.
Durant les trois actes qui constituent cette œuvre lyrique, nous sommes frappés par l’incroyable apparente inertie d’Anna Akhmatova que rien ne semble vraiment vouloir déranger, ni les suppliques de son fils s’estimant incompris et non soutenu, ni la mise en prison de ce dernier et sa déportation lors de sa seconde arrestation, ni les menaces des autorités, ni la guerre russo-allemande, ni les souffrances de son peuple. Tout cela lui est fortement reproché à maintes reprises jusqu’à son fils rentrant de déportation.
Lev : « Tu n'as pas beaucoup écrit de toute façon - quelques cartes postales, des mots convenus »
Anna : « Je ne voulais pas te faire courir de risque »
Cependant d’autres phrases clefs au cours de l’œuvre viennent nous éclairer sur la psychologie de l’artiste :
« L'art triomphera toujours de ses persécuteurs »
« Vous auriez pu davantage vous défendre ! » lui reproche sa confidente Lydia à l’acte II face à son attitude soumise devant le représentant de l’Union des écrivains russes.
- Je ne me suis déjà trop défendue ! Si j’avais agi plus intelligemment, Lev ne serait pas dans un camp.
« Pourquoi étiez-vous si aimable, si engageante ? »
- Quand vous aurez mon âge et le cœur en morceaux, vous comprendrez qu'il est plus facile d'être aimable.
A l’acte III, lorsque la foule pleure à la mort de Staline, Lydia s’étonne :
« Ils devraient se réjouir pourtant »
Anna : « De quoi ? Malgré tout, nous avons vécu.
Ce qui a été commis n'est pas rattrapable.
Si j'avais encore des larmes, je pleurerais aussi »
« Je me tais, voilà trente ans que je me tais, le silence m'a prise dans ses glaces, mais je l'entends gronder, j'entends son fracas. On m'oubliera ? Vous croyez m'étonner ? Cent fois déjà j'étais dans la tombe, et sans doute j'y suis encore - ma muse devenue aveugle et sourde pourrit comme le grain dans la terre…et puis, toujours, elle renaît de ses cendres comme un phœnix et s'élève vers l'éther bleu »
« Un poète n'a pas d'enfant, et je suis poète ! »
Et puis, enfin, cette petite phrase qui dit le désespoir, l’impuissance des êtres face à l’oppression, à la persécution, à la douleur de proches disparus dans la tourmente : « Il n'y a pas de colle pour les vies brisées… »
Cet opéra dit très fort les affres d’un artiste confronté à la tyrannie. Bien loin d’être rebutant comme peuvent l’être certaines créations contemporaines plus soucieuses de froides techniques que de provoquer l’émotion, il nous captive par sa force dramatique, et naturellement par son sujet central, l’incroyable artiste Anna Akhmatova qui survécut contre vents et marées (« J’ai vécu trente ans sous l’aile de la mort ») et dont l’art, traîné un temps dans la boue, finit par apparaître au grand jour après une lente, très lente réhabilitation.
A 74 ans, deux ans avant d’aller rejoindre le panthéon des artistes, Anna fut nommée Présidente de l’Union des écrivains russes ! Justice, soit, mais bien tardive !
« Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur terre, c'est la tristesse, et ce qui restera c'est la Parole souveraine. »
Les élégies du nord
4e élégie
Nos souvenirs connaissent trois périodes.
Dans la première, tout est comme hier,
l'âme se plaît sous leurs voûtes bénies,
le corps se plaît dans leur ombre propice
le rire vit encore, les larmes coulent,
la tache d'encre est encore sur la table -
et ce baiser comme un sceau sur le cœur,
unique inoubliable, baiser d'adieu…
Mais cette période n'est pas très longue.
Au lieu de voûtes bénies, une maison
solitaire dans un lointain faubourg,
où il fait froid l'hiver et chaud l'été,
où la poussière et l'araignée s'étalent,
où les lettres brûlantes en cendres tombent
et les portraits s'altèrent en cachette.
On y va comme on va sur les tombes,
en rentrant on se lave les mains,
en essuyant une larme fugace
des yeux lassés, avec un lourd soupir…
Mais l'horloge tictaque, les printemps
se suivent sans répit, le ciel rosit ;
le nom des villes eux-mêmes changent, et
s'en vont les témoins des événements.
Qui va pleurer, qui va se souvenir
et lentement nous abandonnent les ombres
que nous n'appelons plus, dont le retour
nous aurait même été effrayant.
Soudain éveillés, nous constatons que nous avons oublié jusqu'au chemin
de cette maison. Étouffant de honte,
nous y courons, mais (comme dans tous les rêves)
tout a changé : êtres, choses, murs -
Nous sommes étrangers. On nous ignore ;
Ailleurs, nous sommes ailleurs… seigneur Dieu !
Puis vient le plus terrible : nous voyons
que nous ne pourrions mettre ce passé
dans notre vie présente, et qu'il est
devenu aussi étranger pour nous
que pour notre voisin de palier ; que
nous ne saurions reconnaître nos morts
et que ceux dont le sort nous sépara
s'en accommodent parfaitement. Et même
que tout est pour le mieux…
Requiem
Extrait
Paisible coule le Don
la lune entre dans la maison
la lune entre sans façons,
elle voit une ombre dans la maison.
Cette femme est malade,
cette femme est solitaire.
Le mari mort, le fils est en prison
Priez à mon attention.
Non, ce n'est pas moi, c'est une autre qui souffre.
Moi, je ne pourrai pas. Ce qui est arrivé,
qu'un drap noir le recouvre,
et qu'on emporte les flambeaux…
La nuit.
Depuis dix-huit mois je hurle : reviens !
Reviens à la maison !
Je rampe aux pieds des assassins,
mon effroi, mon garçon.
Tout s'embrouille sans rémission
et je ne sais plus trop
qui est un fauve qui est un homme,
Quand viendra le bourreau.
Il n'y a que des fleurs qui fanent,
l'odeur d'encens, des pas qui mènent
ailleurs, vers le néant.
Et sans répit me dévisage,
et de mort brandit le présage
une étoile géante.
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