De l'utilité de la poésie
Savoir quel contenu exact il donne au concept évoqué. Trop souvent, en effet les mots "poète" ou "poésie" suscitent chez l'interlocuteur une réaction mitigée, en face d’un élément qui lui échappe un peu, nuancée d’étonnement, sinon d’une sorte de pitié pour son auteur.
Le fait est que ceux qui ont un esprit pragmatique jugent parfaitement artificielle la démarche de l'écriture en vers, qui en recherchant la difficulté, paralyse l'expression. .A quoi bon, vous diront-ils, un moyen d'échange des idées si peu spontané, qui ne fait qu'entraver un peu plus une communication déjà assez difficile et imparfaite avec la prose? De là, bien sûr, à penser que les "poètes" sont des êtres à part, des originaux, sinon des marginaux, adeptes de pratiques plus ou moins ésotériques auxquelles on ne comprendra rien.
Mon propos, aujourd'hui est tout simplement de détruire ces préjugés, de vous faire pénétrer avec nous dans l'univers merveilleusement simple et sans mystère de ces gens tout à fait normaux que sont les poètes, de vous ouvrir les portes de leur âme et de leur art. Y parviendrai-je ?
Le mot "poésie" vient de "poiein" verbe grec qui signifie : faire, au sens anglais de "to make" c'est -à -dire fabriquer. Cette étymologie suffirait à exprimer la part de créativité artistique que le terme recouvre.
Un art, certes ! Et peut-être même le plus ancien de tous les arts, parce qu'il ne requiert aucun instrument, aucune technique, aucun apprentissage spécial. Avant de jouer -même fort mal- d'un instrument, il faut apprendre les gammes, faire des exercices, acquérir assez de dextérité dans les doigts pour exécuter correctement un morceau.
Avant de peindre ou de dessiner, il faut s'exercer au tracé des formes, étudier au moins sommairement l'anatomie, la botanique, la perspective, la technique d'emploi des couleurs, le fondu des nuances, etc.... Rien de tel en poésie : les seuls outils employés ce sont les mots et chacun, dès qu'il est en âge de parier, sait assembler des mots. Tout l’art de la poésie consiste donc à les assembler plus harmonieusement qu'un autre, à faire chanter entre elles les sonorités, à faire, par subjectivité, éclore des images subconscientes.- De la magie, me direz-vous, de l'hypnose ? Peut-être...! Et pourquoi pas ? Pas de technique particulière, ou si peu, pas de recette, ni de tour de main, une plus ou moins grande réussite selon les dons du poète, et c'est tout.
Dès les temps les plus reculés de notre préhistoire, dès que l'homme a disposé d'un langage organisé, quoique encore très restreint, et bien avant de savoir l'écrire, dès qu'il a su maîtriser sa pensée, il s'est adonné à la poésie.
Pendant que nos ancêtres de la Préhistoire façonnaient les outils, les armes, de plus en plus affinés et fonctionnels indispensables aux chasses et aux pêches dont dépendait la survie de la tribu, leur esprit anticipait déjà le moment où la proie tomberait sous leurs coups. Leur imagination rythmait leur travail manuel et pour leur rendre favorable ce "dieu-gibier" qu'ils convoitaient, leurs lèvres psalmodiaient inlassablement les mélopées, les litanies incantatoires, propices à sa capture. "Chant de guerre ou de chasse" et cantique tout à la fois ! Telle fut la première et ancestrale forme de la poésie, et partant, tel fut, dès l'origine son double caractère mythique et mystique.
Ces « poèmes » sont aujourd’hui perdus, car contrairement aux peintures rupestres, rien n’a pu nous en transmettre la teneur. -Mais leur existence est certaine, comme l'est aussi encore aujourd'hui celle des poèmes des plus primitives tribus contemporaines d'Afrique et d'Océanie.
Mais bientôt le mode de vie évolua. Ils se regroupèrent et presque instantanément une autre occupation prit le pas sur la chasse et la pêche : la guerre !..: Guerre pour les sites plus accessibles, où la vie était plus douce, guerre pour les territoires plus giboyeux, guerre pour le feu !
Il fallait soutenir l'ardeur de ces guerriers, pas toujours forcément des héros, les exciter au combat, empêcher la peur atroce de nouer leurs entrailles et de les faire s'enfuir en débandade. Alors, naquirent les couplets enflammés de la poésie dite "épique" : les péans des Achéens, les sagas des Vikings, et les Bardits de nos Francs ne sont pas autre chose.- Qu'on veuille bien se souvenir de la place privilégiée des Bardes, chez nos Gaulois, à parité au moins avec les druides et les chefs de guerre, et l'on comprendra le rôle quasi-sacré de la poésie guerrière. Le don de la parole faisait d'eux des meneurs d'hommes, dont la puissance émanait directement des "dieux "dont ils étaient les mandataires et la voix terrestre.
Car la poésie était, car la poésie est toujours, un art oral. Les mots assemblés le sont pour l'oreille bien plus que pour la vue. On écoute un poème même si on le lit tout bas, témoins, ces assonances ou ces rimes qui dans la poésie classique traditionnelle reviennent régulièrement pour scander, par la réminiscence de leurs sons le rythme de la pensée, le mouvement du cœur. Simple assonance au départ, puisque faite pour l'oreille, la rime ne prit d'ailleurs sa forme que beaucoup plus tard, des siècles après la formation de l'écriture.
La guerre finie, les vainqueurs et vaincus rentrés chez eux, une sorte de vide démoralisant s'abattait sur les combattants désœuvrés. Il fallait continuer à vivre du souvenir des coups donnés ou reçus, de l'ivresse de la bataille. Il fallait aussi faire connaître à tous ceux qui n'en furent pas les témoins, ces moments de gloire. .
Les récits épiques des combats, magnifiés après coup par le souvenir-par la vantardise aussi sans doute, (Les "Tartarinades" de nos chasseurs contemporains procèdent de la même raison) -, par suite de modes d’information inexistants devaient être colportés partout à l'entour. Tant d'héroïsme, tant de coups d'éclat, à jamais perdus, s'il n'y avait, fidèlement conservée, une transmission orale, de génération en génération, de ville en ville, à chaque fois enjolivée un peu plus par l'imagination du conteur. Les exemples sont de toutes les époques, depuis les chants des Aèdes grecs, depuis L'Iliade et l'Odyssée d'Homère, en passant par les cantilènes et Nibelungen tudesques et germaniques, les chansons de gestes de nos jongleurs et ménestrels (Chanson de Roland, par exemple), les lais celtiques et bretons, le cycle du roi Artur, le romancero espagnol, les "Fôs" des Samouraï, et la liste, sans doute n'est pas close...
Les peuples rentrés chez eux, le système féodal mis en place, imposant par le biais du servage une paix relative, la charrue remplace les armes, pour la piétaille et l'amour et les joutes se substituent aux chevauchées guerrières pour les maîtres. Mais la poésie garde pourtant son droit de cité. Simplement, elle change de thème. Perdant un peu de son caractère héroïque et sacré, elle délaisse le style épique pour devenir "lyrique "
Populaire, dans les campagnes, elle est quand vient le "joli mai', le moyen pour le jeune soupirant de conquérir sa belle. Pendant les veillées d'hiver, en filant le chanvre ou en écalant les noix, elle est prétexte à des concours endiablés entre paysans à la langue bien pendue. (Rappelez-vous les "veillées du chanvreur" de George Sand, dont sont extraits " La petite Fadette" et " la mare au Diable") Ces gens incultes n'ont pas leurs pareils pour narrer les légendes locales les "Folklores" (légendes populaires en anglais), les superstitions, où burlesque et merveilleux s'entremêlent, où les bêtes parlent et se comportent comme des humains, et où le diable vit au quotidien sur la terre, parmi les hommes. Mystères, miracles, jeux et fabliaux dont les paysans sont les héros et où la farce, la ruse, l'humour, la satire féroce le disputent à la naïveté, avec parfois des connotations contestataires sinon politiques déjà bien affirmées.
Les clercs et chevaliers ne sont pas en reste.- Les femmes non plus. Bourgeois lettrés et clercs instruits donnent dans le genre précieux et didactique, tandis que les seigneurs et chevaliers s'adonnent à l'amour courtois. .Aux XII è et XIII é siècle, la poésie lyrique en langue d'oïl atteint dans la moitié nord de la France, en Germanie et en Angleterre à un singulier degré de délicatesse et de sensibilité. Citons simplement les lieder des Minnesingers et Meistersingers, les odes, aubades et pastourelles, les ballades irlandaises, les chansons de toile, rondeaux, rondels, lais et virelais, triolets de nos trouvères.
Pendant le même temps, en langue d'oc prolifèrent les ballades et sirventes des troubadours .Sous l'impulsion de mécènes comme Aliénor d'Aquitaine apparaissent dans le Midi, ces cours d'amour, où chaque poète rivalisant d'esprit et de galanterie rêve d'obtenir de sa Dame la récompense suprême : une fleur, voire parfois un ruban de jarretière. C'est de là que viennent les Jeux Floraux, le premier -en date étant celui de Toulouse en 1325 par la poétesse Clémence Isaure.
En pays d'oïl à la cour des gendres d'Aliénor, que sont Thibaut de Champagne ou Guillaume de Blois, c'est la grande pépinière des lyriques du XIV et XV ème qui se développe Christine de Pisan, Eustache Deschamps, Alain Chartier, Charles d'Orléans et surtout Villon. Avec de tels noms, la poésie avait conquis ses lettres de noblesse.
Au XVII è siècle, Montesquieu expliquait dans sa préface de "l'esprit des lois" comment le déterminisme du climat, de l'ensoleillement, de la nature et de la richesse du sol d'une contrée pouvaient influencer le caractère et le comportement des individus qui l'habitent. C'est ce que l'on appelle le déterminisme environnemental. Paul Valéry et Claudel reprendront à leur compte cette même opinion déterministe, en l'adaptant à la poésie.
C'est presque un lieu commun désormais de souligner l'antinomie entre la littérature méditerranéenne claire, toute enluminée du soleil du littoral, optimiste et positive, donc rationnelle et intellectuelle, à la mélancolie, aux rêves embrumés, aux aspirations vagues et au vague à l'âme éthéré et pessimiste des brouillards nordiques, Selon les fluctuations de notre histoire, selon les envahisseurs qui foulèrent notre sol, tantôt l'une, tantôt l'autre de ces deux tendances imprimèrent leur dominante sur notre poésie. Au matérialisme rigoureux de la culture latine succéda l'impulsivité gauloise et anglo - saxonne, à la rigueur classique succéda la tempête romantique.
La prise de Constantinople par les Turcs, ayant fait émigrer au XVème siècle les moines et lettrés orientaux vers l’Italie, apporta brutalement à l’Occident toute la richesse du patrimoine littéraire oriental (mythologie, culture grecque classique et hellénistique), qui se répandit ensuite dans toute l’Europe par le biais des guerres d’Italie. Ce fut pour nos poètes une masse inépuisable de nouveaux thèmes d’inspiration. De surcroit, presque en même temps l’invention de l’imprimerie leur permit de toucher un public beaucoup plus étendu. Ce fut la Renaissance, période faste pour les immortels poètes de la Pléïade.
" Et puis, Malherbe vint ...!" la poésie devenue « classique » prend une forme savante, intellectuelle, réservée à une certaine élite noble et bourgeoise, celle que les gens du XVIIème appelleront "l'honnête homme. Profondément éprise de culture grecque, elle magnifie l'homme dans son corps et sa raison, mais se méfie grandement de son imagination et de sa sensibilité. Elle est un jeu de l'esprit, jamais un cri du cœur. La forme, toujours recherchée l'emporte sur le fonds .Elle a choisi pour mesure l'ample alexandrin, au rythme pompeux, plus apte à développer la péroraison philosophique ou l’emphase du théâtre que le cri du cœur.
Malherbe, puis plus tard, son confrère Boileau, afin de bien brimer le lyrisme, de bien" tordre le cou à l'imagination" donnent à la poésie des règles draconiennes, dont nul, pendant plus de deux siècles, n'osera plus s'affranchir. Par leur rigorisme, ils sapèrent l'inspiration si bien que jusqu'aux deux tiers du XVlllème on ne trouva pratiquement aucun poète digne de ce nom, à l'exception de La Fontaine, qui eut le courage de passer outre à leur verdict.
Mais s’il en est ainsi en France, où humanisme et classicisme furent officiellement reconnus et protégés par les rois, comme système de gouvernement, c'est faux par contre, là où l'onde de choc gréco-latine fut plus atténuée. Même en Italie certaines cours comme Bologne ou Florence échappèrent en partie à l'emprise classique, nous donnant l'Arioste et le Tasse. Au Portugal, ce fut le grand Camoëns, en Espagne, il y eut Cervantès et son truculent Don Quichotte, Lope de Vega, également. En Angleterre, le préromantisme de ce géant qu'est Shakespeare ne doit pas éclipser le génie de Milton, Bacon .ou Dryden. En sommeil chez nous, la poésie demeurait vivante et ne demandait qu'à s'extérioriser à nouveau.
Le prince charmant qui sortit de sa longue léthargie cette Belle-au-Bois-Dormant dont le réveil brutal fut le déferlement presque névrotique d'une imagination débridée d'une sensibilité exacerbée, d'un rêve à l'échelle cosmique, ce fut le romantisme, mais quels en sont les catalyseurs?
Ils furent plusieurs, dans plusieurs pays en même temps ce qui prouve bien que ce n'est pas un "accident" mais la lente gestation d'un processus de saturation. Rousseau révèle à ces versificateurs de salon la nature sauvage et le goût de l'introspection. L'écossais Mac Pherson, publie les vieux mythes gaéliques de son Ossian en 1760 ; Goethe en 1778 crée son Werther, héros nébuleux à souhait et deux ans plus tard, Schiller ses "Brigands". Tout cela dans le contexte d'une Europe bouleversée par les idées des philosophes et mal dans sa peau face à une révolution latente, et le "ras-le-bol" du classique va déferler comme un raz de marée sur la poésie. Comme le dira plus tard Lamartine " celle-ci descend du piédestal de marbre où la tenaient enchaînée les muses du Parnasse et prend comme instrument, au lieu de la lyre à sept cordes, les fibres mêmes du cœur de l'homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et du corps"
. "Explosion romantique", dira encore Gustave Lanson. Le mot n'est pas trop fort. Dans tous les pays d'Europe presque en même temps à partir de 1820, le rêve et la sensibilité, le vague à l'âme, le désir imprécis d'autre chose, vont apporter à la poésie un regain de jeunesse, un souffle inspiré perdu depuis longtemps. Ils sont aussi-proches du peuple que leurs prédécesseurs en étaient éloignés, leur poésie touche à tout, elle est lyrique, épique, élégiaque, religieuse, politique, métaphysique, philosophique. Elle s'inspire de tout, de la Bible, des civilisations préhistoriques, païennes, orientales, africaines, américaines, médiévales, contemporaines, de tout, sauf des classiques. Elle-brûle sur scène la perruque du classique Racine, "tord le cou à ce grand niais d'alexandrin" et bouscule les règles de Malherbe et Boileau. Elle affecte de mépriser la forme et se dit inspirée. Par-dessus deux siècles d'interdit, elle tend la main à Ronsard, à Villon, à Rutebeuf, aux bardes gaéliques. Elle a nom: Walter Scott, Byron, Schiller, Goethe, Heine, Tourgueniev, Lermontoff, Ibsen. En France, elle s’appelle surtout Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Desbordes-Valmore, mais elle est aussi présente dans la prose d'un Chateaubriand, dans les bucoliques descriptions de George Sand, la faconde de Dumas, les délires de Stendhal. .Elle est, dira Gautier". Tout dans tout...".
En raison de cette loi du choc en retour, un mouvement d'une telle ampleur ne pouvait durer longtemps, à cause même de ses outrances, peut-être, mais aussi à cause des réactions qu'il implique. La bourgeoisie bien-pensante de la monarchie de juillet et du second empire, plus occupée à faire des affaires qu'à faire des vers, l'étouffe. Guère plus de trente années de vie pour le romantisme, mais qui comptèrent autant que plusieurs siècles.
Hélas, la misère sociale, le paupérisme, les guerres, le progrès technique, le chômage (déjà lui), obligèrent nos poètes à redescendre de leur nuage. Mais le retour sur terre ne fut pas pour autant un retour au classicisme. La poésie devient plus impersonnelle, certes, plus universelle, plutôt humanitaire, philanthropique, moins égoïste, mais reste cependant lyrique Elle sut concilier le souffle inspiré des romantiques à la rigueur et la pureté de forme des classiques. Jamais elle n'avait atteint un tel degré de concision et de maturité. Elle s'appelle Le Parnasse avec pour ambassadeurs : Leconte de Lisle, J-M. de Hérédia, S. Prudhomme, J. Richepin, A Samain, F Coppée, A. de Noailles. Tous ces noms-là ont bercé notre enfance. Dans la plénitude virile de sa jeune maturité, elle a su réconcilier l'âme et la raison. Ses pièces poétiques sont ciselées comme des joyaux d'orfèvre et c'est peut-être alors qu'elles se rapprochent le plus de la définition que je donnais au début :"Poiein"- créer, façonner, avec une même idée que dans le mot orfèvre qui signifie façonner l'or.
Cependant, trop de clarté et de concision cadrent mal avec les obscurs méandres de l'âme humaine. Un Verlaine, un Baudelaire, un Rimbaud, adeptes en leurs débuts, ne purent s'y complaire longtemps. Trop bien enfermer les idées dans des phrases limpides et sans sous- entendu possible, c'est figer ce qui, par essence, est mouvant et donner des bornes à ce qui est infini, vider l'image de ses complexités, sinon de ses contradictions. Il faut, à la fin du XIXème siècle une expression plus fluide, plus subtile, pour qu'à demi-mots s'établisse entre le poète et son lecteur, cette mystérieuse correspondance dont parle Baudelaire, cette compréhension, pour ne pas dire cette connivence, qui lie deux êtres en dehors des démarches habituelles de l'intellect..
Tel fut le symbolisme, pour partie à la fin du XIXème et pour partie au début du XXème., jusqu'à la première guerre mondiale. Progressivement, le poète suggère par des images, des impressions (impressionnisme en peinture), plus qu'il ne dit avec le concept des mots en eux-mêmes. Celui qui le premier, osa délibérément aller plus loin dans cette voie, jusqu'à tourner le dos à la phrase cohérente, donc à la clarté, ce fut Mallarmé, le novateur de ce qu'il est convenu d'appeler 'l'hermétisme. Mais entendons-nous bien ! Jamais ce dernier ne prétendit bousculer la syntaxe, pas plus que les règles de la prosodie ou de la rime, dans le vers français, même s'il ouvre la voie aux surréalistes.
« Par crainte de banalité, ils tombèrent dans une obscurité qui, sous ces voiles mystérieux, ne cache que le vide…/ Le vocabulaire en est aussi imprécis que celui d'un étranger qui saurait mal notre langue et leur syntaxe défie la logique et le bon sens. » Voici un jugement qui a dû attirer bien des ennemis à Monsieur Lanson et qui mérite quelque atténuation, car il existe aussi de fort belles poésies libres ou libérées, qui respectent les règles du bien dire et de l'harmonie et qui sont de pures œuvres d'art.
Les préoccupations du monde moderne ont changé, on n'en est plus aux mièvreries de l'amour courtois ou des rondes paysannes, mais aux problèmes que posent l'écologie, les atteintes à la liberté et au respect des hommes et des peuples, et la poésie, comme tous les arts ne peut l'ignorer. Elle a connu en moins d’un siècle deux guerres particulièrement meurtrières qui ont laissé de profondes empreintes dans les mentalités contemporaines.
Cependant, elle se doit de garder sa dimension intemporelle, en traitant les problèmes actuels avec une certaine hauteur de vue et une distanciation sans lesquelles elle ne serait plus que propagande politico-idéologique. Elle ne devra jamais perdre de vue sa mission de phare de l'humanité et se garder de sombrer dans un misérabilisme débilitant qui justifierait alors la désaffection dont elle serait l'objet. C’est pourquoi il faut cesser ces querelles inutiles entre tenants de la poésie classique et tenants de la poésie libre ou libérée et laisser à chacun le choix de la forme où son message s’exprime le mieux. L’une et l’autre finalement, n’ont qu’une seule et même règle, mais celle–ci est impérative : c’est l’Harmonie. Quelle que soit la forme du vers, il doit être un chant, une mélodie qui concourt à l’expression de la pensée et la magnifie. Mais cette règle unique et intangible appelle toutefois deux remarques importantes :
-1) concernant la poésie classique celle-ci ne doit en aucun cas subordonner le sens à la forme et en particulier à la rime. On voit de mauvais poèmes classiques où l’auteur choisit d’abord ses rimes et remplit ensuite tant bien que mal l’intérieur du vers, ce qui n’est plus qu’un stupide jeu de « bouts rimés » sans valeur littéraire. « La rime est une esclave et ne doit qu’obéir », nous dit Verlaine
-2) concernant la poésie libre, une simple succession de mots, sans lien grammatical entre eux et souvent fortement heurtés et dissonants ne peut en aucun cas être considérée comme un poème car elle heurte tout à la fois l’oreille et l’entendement. Mais il ne faudrait pas, non plus, condamner pour autant certaines formes de poésie modernes (négrospirituals, slam) qui, prenant leur source dans des cultures différentes de la nôtre, échappent à notre forme de sensibilité.
Ceci étant, la poésie demeure une part essentielle de notre vie et l’on ne saurait s’en passer. C’est dans les moments les plus durs de l’existence, pour échapper à la solitude, au marasme du quotidien, pour nous consoler d'un matérialisme glacial et sans espoir que la poésie est le plus nécessaire. Elle est aussi indispensable à l'être humain que les fleurs dans un jardin, ou les chants d'oiseaux dans une matinée d'été. Elle est l'expression même de l'identité humaine, le chant spontané de son âme, la photographie de son temps. Dans les périodes moroses, comme celle que nous vivons actuellement, livrés au pessimisme et au matérialisme ambiants, elle est notre bouffée d'oxygène et notre rayon de soleil dans le brouillard de l'hiver.
Cela, tous les amis de la poésie aujourd'hui, en sont parfaitement conscients, tous des poètes, même ceux qui sont parfois des poètes sans le savoir, car on peut avoir une âme de poète sans jamais avoir écrit un seul vers.
Pour en terminer, laissons encore une fois la parole à Paul Valéry, qui nous définit la poésie comme "un langage à I’ intérieur du langage, qui parle à l’âme et au cœur sans intermédiaire, une onde qui passe et nous fait nous reconnaître comme frères du poète, une mystérieuse harmonie des mots et de leur contenu dont l'enchantement est pour nous celui d'une mystérieuse patrie, subitement retrouvée..."
Lucette MOREAU
Lauréate de l'Académie Française
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La Ronde Poétique - 14 rue de Verdun - F-92500 Rueil-Malmaison